Révisons Carpenter : la mini-rétrospective que le distributeur Splendor Films consacre, à partir du 12 avril, au cinéaste américain, nous offre l’occasion de revoir cinq films réalisés entre 1970 et 1988. À côté de Dark Star, son moyen-métrage de fin d’études, le corpus se compose de deux dystopies (New York 1997 et Invasion Los Angeles) et de deux autres films plus classiquement fantastiques (Fog et Prince des ténèbres). La période couverte, qui va donc des débuts du cinéaste à la fin des années 1980, peut être considérée comme un âge d’or, mais de celui-ci, on ne reverra pas les éléments les plus étincelants (Assaut, The Thing et Starman ne sont pas au programme), au profit d’objets peut-être plus mineurs et modestes. À commencer par Dark Star, huis clos dans l’espace qui vaut à la fois comme programme de l’œuvre à venir et esquisse d’un chef‑d’œuvre réalisé, quelques années plus tard, par un autre : Alien de Ridley Scott, signé par le même scénariste, Dan O’Bannon. Au-delà de la parenté entre les deux films, Dark Star vaut surtout d’être revu pour l’idée que Carpenter défend du cinéma de genre : l’absurdité des situations (un dialogue philosophique avec un missile atomique) ou la lenteur infinie de certaines séquences (notamment celle où un astronaute se retrouve bloqué dans une cage d’ascenseur) apparaissent comme les premières propositions critiques et anti-commerciales du metteur en scène, quelques années avant The Thing ou Starman. L’étrangeté profonde de ce premier film ne peut en réalité se rapporter à aucun autre objet de son époque, sauf peut-être à Eraserhead de David Lynch, qui partage avec le film de Carpenter une même esthétique du bricolage et un même humour franchement noir.
De l’ironie
L’humour est un angle sous lequel le cinéma de Carpenter a rarement été commenté. La critique a préféré ouvrir les portes de la métaphysique (la fameuse « question du Mal ») ou de l’idéologie (les relents réactionnaires d’Halloween, largement analysés par ses premiers commentateurs américains). Or, ce qui surprend devant Dark Star, mais tout aussi nettement dans New York 1997 ou Invasion Los Angeles, tient à son absence de sérieux : le genre, pour Carpenter, relève avant tout d’un jeu avec les stéréotypes et les représentations, mais aussi avec toute l’histoire du cinéma. Ainsi, pour peu que l’on accepte l’ingratitude des décors de Dark Star et la nonchalance totale de son récit, le film apparaît comme un objet assez curieux : l’humour avec lequel il traite la question des intelligences artificielles et les effets de décalage dont il fait usage (en diffusant par exemple de la musique folk dans des déserts spatiaux) offrent une réponse cinglante à la solennité glaciale du 2001 de Kubrick. Cette impertinence ancre d’emblée Carpenter sur la carte du cinéma de genre : les films de la rétrospective – à l’exception peut-être de Fog – ont tous une forme plus ou moins sinueuse et bancale, qui épouse le parcours chaotique de leurs héros. Rien ne les définit mieux que le tatouage en forme de serpent gravé sur les abdos de Snake Plissken dans New York 1997, ou que l’errance de John Nada dans les camps de homeless d’Invasion Los Angeles. Plissken et Nada représentent les deux faces du héros carpenterien : tantôt solitaire, sceptique, voire cynique (le côté Plissken), tantôt révolté, voire révolutionnaire, occupant une place de leader dans un contre-système et défendant une vieille utopie démocratique (le côté Nada). C’est sans doute à travers le parcours de Nada dans Invasion Los Angeles que la satire politique trouve sa forme la plus brillante et percutante ; les lunettes noires qui révèlent au personnage l’envers orwellien de la ville ne dévoilent en réalité rien d’autre qu’un secret de Polichinelle, entretenu par tout le cinéma hollywoodien des années 1980, de Top Gun aux productions Amblin. Ce qu’il faut voir à travers ces lunettes noires, ce ne sont pas seulement les messages de propagande cachés sous chaque enseigne de Los Angeles, mais aussi la vie américaine dans son ensemble dévoilée comme un simulacre total, à l’image d’un pays peuplé de fausses personnes arborant de faux sourires – ce que le philosophe Jean Baudrillard analysait brillamment dans Amérique, en 1986.
Ce que Baudrillard dit de New York, son étrange fascination pour cette ville qui lui semble toujours frénétique et survoltée, sa description d’un « univers complètement pourri de richesse, de puissance, […] de puritanisme, d’hygiène mentale, […] de vanité technologique et de violence inutile », trouvent dans New York 1997 un écho assez troublant. Le geste esthétique de Carpenter – plonger Manhattan dans le noir, transformer le joyau de la ville en colonie pénitentiaire – affiche une radicalité politique que l’on trouve chez d’autres représentants de la new horror (Romero, surtout) et une poignée d’auteurs du Nouvel Hollywood (Friedkin, Ashby, Cimino) peu à peu marginalisés, faute d’avoir su s’adapter aux demandes de l’industrie et d’avoir pu répondre à l’hégémonie du cinéma de divertissement dans les années 1980. Si l’on discerne ça et là, dans New York 1997, une ou deux concessions à l’entertainment, notamment dans une séquence de combat entre Plissken et un gladiateur, l’impression qui domine globalement est celle d’un film de franc-tireur, qui s’accorde, à l’aube de l’ère reaganienne, la liberté de détruire presque intégralement l’illusion américaine. Manhattan ressemble ainsi à une immense geôle, l’avion Air Force One est réduit à l’état d’épave, tandis que le président des États-Unis (dont Donald Pleasance offre une incarnation parfaitement grotesque) apparaît comme un fantoche qui ne fait que jouer la comédie du pouvoir. De la nuit de Manhattan aux décors de bidonvilles éclairés à la lumière de braseros dans Invasion Los Angeles, les films de Carpenter révèlent donc, avec une acuité presque sans équivalent à leur époque, tout ce qui constitue la culture américaine : sa violence policière (le massacre des rebelles dans Invasion Los Angeles), son fanatisme religieux (l’esprit du diable cultivé in vitro dans Prince des ténèbres), ses fantasmes sécuritaires (l’île-prison de New York 1997) et son amnésie de l’Histoire – thème central de Fog.
Ce beau film fantastique, qui n’a cessé d’être reconsidéré depuis sa sortie, apparaît aujourd’hui comme une synthèse assez éblouissante de son œuvre. Plastiquement, tout d’abord : l’apparition du brouillard à l’écran relève d’une horreur abstraite et allégorique que l’on retrouve dans bien d’autres films du cinéaste, d’Assaut au Prince des ténèbres. Politiquement, ensuite : il s’agit de l’un de ses grands films sur le mensonge américain. Sa réussite est d’autant plus remarquable qu’il emprunte les codes classiques du film d’épouvante (des revenants surgissent du brouillard) pour les tirer vers la fable historique. Au début du film, les néons des garages s’allument et grésillent, les pompes à essence se déversent toutes seules, les cabines téléphoniques sonnent sans raison ; toute la petite ville d’Antonio Bay s’ouvre en somme à des esprits vengeurs venus reprendre le butin qu’on leur a jadis volé. Le magot est enfoui symboliquement dans les pierres de l’église (il faut sans doute y voir un trait d’ironie) et se matérialise sous la forme d’une croix en or qui sera restituée aux revenants. On annonce pourtant, après leur départ, que le brouillard reviendra (« It could come again », dit la femme du phare), tout comme Michael Myers dans Halloween. Le récit fantastique, chez Carpenter, n’a donc rien de rassurant et ne délivre pas le public américain de ses peurs : ses films ne se clôturent jamais sur l’éradication du Mal, mais plutôt sur l’annonce de son retour inévitable au sein de la communauté.
Héritage ?
Après les visions offertes par les lunettes noires – à la suite d’Invasion Los Angeles – il n’y avait peut-être, pour Carpenter, plus grand-chose à explorer. « J’ai des idées, confiait-il récemment, mais plus beaucoup d’énergie. Je passe beaucoup de temps à jouer aux jeux vidéo, à regarder le basket et les news à la télé. » Grand cinéaste sans projet depuis presque quinze ans, non convoité par les plateformes, il ne tournera peut-être plus jamais. Que cette rétrospective soit l’occasion de revoir des films conjuguant intelligence et plaisir d’une forme modeste (aucun ne dépasse 1h30) apparaît donc comme une évidence. Mais qu’elle offre aussi au spectateur l’opportunité de chercher des reflets « carpenteriens » dans le cinéma américain contemporain (de Shyamalan à Jordan Peele en passant par David Robert Mitchell) peut valoir comme un but plus secret, que l’on pourra poursuivre en révisant son Carpenter.