Derrière un titre évoquant la science-fiction des années 1950 (They Live en version originale), se cache l’une des apothéoses de la filmographie de John Carpenter. À la sortie du film, le réalisateur d’Halloween n’est pourtant plus considéré comme le grand espoir du cinéma hollywoodien depuis un bon moment, éclipsé par de jeunes cinéastes qui se sont bien mieux accommodés du virage des années 1980. En 1982, le triomphe d’E.T. fait même oublier le cuisant échec de The Thing. Avec les premiers grands succès de Spielberg et Lucas, le marketing à grande échelle devient un nouveau rouage de l’industrie du cinéma de divertissement. De Star Wars à Indiana Jones, les sorties s’accompagnent de campagnes publicitaires dantesques, que ce soit pour les films eux-mêmes ou les produits dérivés qui leur sont attachés. La télévision couleur, désormais dans tous les foyers, s’est emplie de réclames joyeuses diffusées en boucle à longueur de journée, tandis que les programmes eux-mêmes sont envahis de placements de produits. Mais les écrans ne sont pas les seuls touchés : les immeubles se parent également d’immenses affiches. La ville se mue en un espace publicitaire géant, pour les films de cinéma en même temps que pour les agences de voyages et les marques de soda. C’est dans ce contexte que John Carpenter décide de s’attaquer à ce statut inédit des images, à leur violence désormais invisible et pernicieuse, pointant le danger que tous les médias convergent vers la seule et unique fonction de conformation consommatrice. Après avoir transformé les paisibles banlieues pavillonnaires en nouveau terrain de l’horreur dans Halloween à la fin de la décennie précédente, Carpenter se tourne donc vers les paysages urbains des centre-villes, signant par la même occasion l’un de ses meilleurs films.
« The golden rule : who has the gold makes the rules. »
Quand John Nada débarque à Los Angeles, apparaissant magiquement tel Clint Eastwood à l’occasion du passage d’un train, il est dans un premier temps ébloui par les reflets du soleil sur les parois lisses des gratte-ciels. Alors qu’il enchaîne les emplois à la journée sur les chantiers, il rencontre Frank, qui le mène dans un bidonville peuplé de travailleurs pauvres. John Nada, corps bodybuildé digne des actioners de l’époque (Roddy Piper, l’interprète, est catcheur) n’hésite alors pas à déclarer tandis qu’il regarde la skyline au loin : « I believe in America, I follow the rules. » Frank le regarde alors, circonspect. Pour cet Afro-américain désabusé qui a quitté Detroit et sa famille à cause du chômage, seule la « Golden Rule » est encore valide, les autres ne sont que de la poudre aux yeux.
Jamais Carpenter n’avait aussi clairement posé des mécaniques politiques et sociales comme parties intégrantes du dispositif d’un de ses films. À ce stade, aucun événement fantastique n’est encore advenu. Toute la progression dramatique se calque sur le regard de John, qui parfois dévore avec envie les couleurs chatoyantes du centre-ville, mais d’autres fois découvre aussi certaines facettes de la vie urbaine qui lui échappaient. Les écrans de télévision, constamment allumés, sont visibles partout, que ce soit dans les vitrines ou par l’encadrement des fenêtres des appartements. Ils proclament le bonheur et la vie éternelle devant des spectateurs au regard éteint. Une succession de raccords associent à plusieurs reprises ces écrans intarissables avec des patrouilles de police. Ces deux facettes seraient celles d’un même processus de contrôle, qui ne se dévoile toutefois pas encore.

Si Carpenter repasse toujours par le regard de son protagoniste, c’est que son film est l’histoire d’une prise de conscience. Alors qu’il s’éloigne de la ville, le charme de cette dernière semble s’amenuiser. L’élément fantastique connu du film, à savoir les lunettes de soleil qui révèlent l’existence des extraterrestres et les messages qu’ils cachent sur les affiches et les pages de magazines, ne vient qu’après cette prise de conscience, comme pour la matérialiser. Ainsi le véritable élément déclencheur n’est pas la découverte du carton rempli des fameuses lunettes, mais la destruction du bidonville par la police. Cette séquence passe par plusieurs étapes. Tout d’abord, les personnages restent passifs face à l’arrivée des forces de l’ordre : ceux-ci viennent s’attaquer aux rebelles qui logent dans l’église toute proche. Il y a comme un assentiment de la part des habitants du bidonville, qui observent le spectacle. L’un d’eux allume même une cigarette. Puis, les forces de police se tournent vers la population, dans une scène qui n’est pas sans rappeler Soleil vert. Entre chaque plan dévoilant la progression de la violence est insérée l’expression de John, gagné par l’horreur. Quand il assiste finalement au passage à tabac d’un vieux prêtre aveugle, son visage est alors inondé d’une lumière rouge. Guidé par la colère, il s’en va chercher ce mystérieux carton dans les restes de l’église fumante. Carpenter insère alors un écran de télévision masqué par des flammes au premier plan. L’image a cessé de masquer la violence, et si John ouvre finalement le carton, c’est avec détermination et non par hasard.

« What’s your problem ? »
Maintenant qu’il sait que la violence reste invisible pour qui se laisse hypnotiser, John chausse les fameuses lunettes qui permettent la « révélation ». L’image passe alors en noir et blanc ; les couleurs aguicheuses ne peuvent plus tromper le regard, tandis que la caméra devient subjective. Lorsque John regarde les affiches, les magazines, ou encore les publicités télévisuelles, il distingue de nouveaux messages : « Achète », « reproduis-toi », « obéis », « ne questionne pas le pouvoir ». La scène est restée célèbre pour sa charge envers cette communication omniprésente qui envahit les paysages urbains au cours des années 1980. Mais il faut aussi y voir un cinéaste qui prend position au sein d’un combat à propos du statut des images. John Carpenter oppose radicalement son cinéma à la publicité : le cinéma révèle, tandis que la publicité dicte — ces images-là sont ennemies.
John n’est pas au bout de ses surprises, car en plus de voir ce qui se cache derrière les messages qui ont envahi la ville (elle est là, la véritable invasion), il peut aussi, grâce à ces lunettes, distinguer ceux qui en sont à l’origine : des extraterrestres qui exploitent les humains en les maintenant à l’état de bétail, créatures se fondant dans la foule sans être reconnues. John, lui, les voit pour ce qu’elles sont : des sortes de goules inexpressives, qui évoquent plus des cadavres ambulants que des formes de vie extraterrestres. Le premier d’entre eux est un homme bien sous tous rapports : la cinquantaine, costard cravate gris, fixant le visage ébahi de John, lui lançant un « what’s your problem ? » avant de faire demi-tour avec dédain. Cette nouvelle révélation est immédiatement accompagnée d’une suivante : si certains se révèlent être des monstres, d’autres en revanche ne changent pas de nature quand on les observe avec les lunettes. L’une des plus belles scènes du film voit d’ailleurs John fuir les forces de l’ordre après avoir abattu plusieurs monstres en uniforme, et s’arrêter net devant un policier qui, lui, n’est finalement qu’un homme. Il hésite avant de tirer, puis décide de le laisser s’enfuir. L’uniforme ne ferait donc pas forcément le monstre, l’horreur serait liée à quelque chose de plus profond.

« Really fucking ugly »
Il y a chez Carpenter une place importante accordée à cette question de la découverte de l’horreur. La créature de The Thing ne partageait pas grand-chose avec la silhouette élancée et fascinante de l’Alien de Giger. Affreuse, désarticulée, insaisissable, elle n’était qu’abomination. Crainte et jamais admirée, elle paraissait plus menaçante encore quand elle restait invisible. Car une menace identifiable peut être combattue. Rien de pire que de ne plus pouvoir la reconnaître, et la scène finale laissait sous-entendre un duel à mort entre les deux derniers survivants, de peur qu’elle ne se cache derrière le corps de l’un ou l’autre des deux personnages. Du souffle d’un Michael Myers invisible dans Halloween à la violence larvée des propos du président dans New York 1997, l’horreur qui se dissimule apparaît ainsi toujours pire que celle qui était apparente. Cette idée n’est jamais mieux mise en scène que dans Invasion Los Angeles.
Certes, vu de 2019, le film entretient des résonances involontaires avec une autre sorte d’invasion propre au XXIème siècle : celle de théories complotistes qui n’ont plus grand-chose à voir avec un regard politique porté sur les rapports de force. L’idée du remplacement d’êtres humains par des extraterrestres est puisée par Carpenter dans quelque chose de plus ancien et surtout de purement cinématographique : dans les années 1950, de tels scénarios permettaient de mettre en scène la grande peur du communisme (la contagion transformait par exemple votre voisin en ennemi mortel dans le célèbre « film d’invasion » L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel, en 1956). Or Carpenter retourne cette idée pour en faire la critique des dérives du capitalisme des années 1980. Les trente glorieuses sont finies, les crises s’enchaînent et il faut désormais créer du désir à grande échelle pour soutenir un système économique et idéologique qui ne va plus de soi. On peut y voir quelque chose qui tiendrait de l’idée d’une colonisation interne, imposant un modèle universel de bonheur et d’immortalité afin d’enrober une prise de pouvoir par quelques-uns sur le plus grand nombre. Les monstres sont alors ceux qui relaient le « message officiel ». Ceux qui sont encore humains, eux, ne peuvent que le subir en tentant de faire de leur mieux.
« You look like shit ! »
Comme souvent chez Carpenter, l’union entre les personnages constitue l’un des grands enjeux du film (même si cette union est souvent de courte durée et vouée à l’échec). Ici, cela passe par une très longue scène de combat à mains nues entre John et Frank. Le premier veut que le second chausse les lunettes. Mais celui-ci refuse de voir, déjà suffisamment convaincu par son expérience à Détroit. L’affrontement qui s’en suit, interminable, est alors filmé comme une accumulation de douleurs de part et d’autre. La scène devrait constituer l’un des moments divertissants du film, mais elle ne laisse transparaître que le triste spectacle de la division. Une fois le groupe constitué, l’espoir n’est pas beaucoup plus présent, puisqu’il s’agit uniquement de se lancer dans un assaut suicidaire vers l’antenne émettrice des programmes télévisés.
Tel Snake Plissken, John s’apparente alors à une réminiscence d’un héros mythique venu pour stopper la trahison des principes premiers des États-Unis. Mais l’espoir, déjà ténu dans les précédents films, n’existe plus ici. À la patrouille de police qui vole au-dessus du héros après son geste héroïque (et certainement inutile à long terme), John adresse un doigt d’honneur magnifique. Quelques derniers plans montrent alors des émissions de télé présentées par les créatures dont le visage est devenu visible, même sans lunettes. On les distingue pour la première fois en couleurs et ce n’est plus l’horreur qui prédomine : tout est désormais laid et ridicule. À les voir gesticuler ainsi, ces maîtres du monde se révèlent tout simplement grotesques. Une voix hors champ lance d’ailleurs à la présentatrice : « Gloria, you look like shit ! », juste avant qu’un chroniqueur extraterrestre s’attaque à la violence abusive des films de George A. Romero et John Carpenter. Par cette conclusion, ce dernier assume avec humour ce principe simple comme quoi toutes les violences ne se valent pas. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dès les toutes premières images du film, le titre se fondait avec un graffiti sur le mur d’un tunnel ferroviaire, loin dans la périphérie de la ville. Carpenter préfère ainsi comparer son travail au geste salissant d’un tagueur anonyme, plutôt que de cautionner l’horreur dédiabolisée de son époque.
