Le dernier film de Christophe Honoré s’inscrit d’emblée à mi-chemin entre l’autofiction et le documentaire : tous les acteurs (et le réalisateur lui-même) y jouent leur propre rôle dans un lieu où ils ont l’habitude d’évoluer, et les principales interventions de l’écriture portent en réalité, sans qu’on puisse savoir à quel degré, sur les dialogues et les interactions entre personnages. À rebours de la majorité des romans d’autofiction, l’exercice auquel se livre Guermantes consiste en un récit collectif : ce n’est pas sa propre existence que Christophe Honoré met en scène, mais celle de toute une troupe de comédiens issus de la Comédie-Française. Alors qu’ils répètent une adaptation théâtrale du Côté de Guermantes, le troisième des sept volumes de la Recherche du temps perdu, les interprètes apprennent à l’été 2020 que la pièce ne pourra pas être montée, mais décident de continuer les répétitions, « pour la beauté du geste ». Le titre du film porte la trace d’un inachèvement, mais en ne retenant que le nom qui fascine tant le narrateur de la Recherche, il suggère aussi que les répétitions clandestines et badines de la pièce seraient parvenues à en approcher la quintessence.
Bien qu’il s’agisse donc de raconter l’histoire d’un groupe et non d’un individu, le défi qu’il incombe à Guermantes de relever n’en reste pas moins celui de toute œuvre d’autofiction : parvenir à faire d’une expérience irréductiblement personnelle l’espace paradoxal d’une rencontre avec la communauté des spectateurs ; ce qui implique aussi de conjurer le spectre du narcissisme qui guette nécessairement de telles œuvres. Or – disons-le sans ambages – il semble que Christophe Honoré échoue très nettement devant cette double exigence.
La réalité de l’apparence (bis)
Les premières minutes de Guermantes parviennent à effleurer quelque chose du désarroi auquel nous avons tous été confrontés l’année passée, en nous donnant à voir plus particulièrement l’onde de choc que la crise sanitaire a déclenché dans le monde du « spectacle vivant ». Les ruptures de ton donnent à voir des comédiens qui, face à l’annulation de leur pièce, ne savent plus tout à fait sur quel pied danser. Les restrictions liées à la pandémie font rapidement apparaître en creux les libertés les plus importantes ; en l’occurrence, pour les hommes et les femmes de théâtre, celle de jouer un autre que soi. Cette première perte se double ensuite de celle de la réalité, c’est-à-dire paradoxalement, pour des comédiens, de celle de l’apparence scénique où se joue pour eux l’essentiel, d’où leur besoin de continuer à répéter.
C’est ce que cherche à montrer Christophe Honoré par des artifices de mise en scène et de montage que l’on a déjà vus employés avec une virtuosité sans commune mesure chez Cassavetes (Opening Night) ou Lynch (Mulholland Drive) : ces procédés de cadrage et de découpage qui, subrepticement, parviennent parfois à faire oublier au spectateur qu’il assiste à une « métafiction » où les acteurs jouent leurs propres rôles ; il se retrouve comme « pris au jeu », croyant parfois avoir affaire aux personnages de Proust eux-mêmes, en dépit d’être conscient d’assister à des répétitions théâtrales. De multiples jeux sur les miroirs présents dans le décor participent également de ce brouillage entre illusion et réalité, d’une façon qui confine cette fois véritablement à la banalité.
Cartes postales de la vie amicale
Dans ces moments où il suspend ce qui nous accroche au réel, le film voudrait rendre aux comédiens leur droit à l’illusion, dans ce qu’un des personnages appelle lui-même un « spectacle-fantôme ». Mais en réalité, il abandonne vite cette piste pour devenir, peu à peu, une série de vignettes – pour ne pas dire de cartes postales ou de vieux Polaroids – étirées sur une durée incongrue de 2 heures 20, et pensées comme une énième ode à la convivialité. Guermantes prend in fine la forme d’un long film de vacances entre amis (effet que renforce le grain trop manifeste de la photographie), pour ne pas dire de l’étalage autosatisfait d’une vie insoucieusement cool.
L’absence totale de réflexivité d’un tel cinéma lui interdit rapidement de communiquer avec un public autre que celui qui lui était déjà acquis. On pourrait rétorquer que cette absence de réflexivité n’est que partielle, dans la mesure où Laurent Lafitte se demande, au début du film, si ce n’est pas faire œuvre de « beauté stérile » que de répéter ainsi une pièce qui ne sera jamais montée. Notons toutefois que c’est bien seulement à l’adaptation de Proust interne au récit que la remarque s’applique ; cet hypothétique éclair de lucidité ne semble aucunement entraver la marche tranquille de Guermantes vers l’autosatisfaction vaine.