Après La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette à l’honneur dans La Belle Personne (2008) et Les Métamorphoses d’Ovide dans Métamorphoses (2014), Christophe Honoré poursuit l’adaptation de grands classiques en se confrontant cette fois-ci au best-seller du roman pour enfants qu’est Les Malheurs de Sophie (1858) de la comtesse de Ségur. Le livre à sa publication chez Hachette est assorti d’illustrations d’Horace Castelli, et se présente donc autant comme un ouvroir à récits qu’un grand répertoire d’images. Le cinéma puis la télévision ne s’y sont pas trompés puisque l’ouvrage a été adapté en 1946 par Jacqueline Audry, puis en 1979 par Jean-Claude Brialy avec la chanson de Chantal Goya, et en 1998 par Bernard Deyriès sous forme d’une série télévisée d’animation.Que propose Christophe Honoré aujourd’hui avec sa version, librement adaptée, des Malheurs de Sophie et des Petites Filles modèles qui forment une trilogie avec Les Vacances ? Il se lance dans le film d’époque, le récit se déroulant sous le Second Empire, mais aussi dans l’animation, tout en instillant le genre de la comédie musicale qui lui est cher, toujours avec la collaboration d’Alex Beaupain.
Le carcan de l’éducation
Sophie est la figure littéraire de la petite fille désinvolte, aux antipodes des « petites filles modèles » – ses amies et voisines Camille et Madeleine, les filles de Mme de Fleurville (Anaïs Demoustier). Figure d’insoumise et d’effrontée, Sophie, la mal-nommée (puisqu’elle n’est pas « sage »), est aussi une figure enfantine par excellence associée au rêve, à un monde de licence. Le film de Christophe Honoré s’ouvre à ce titre sous de bons auspices en captant, par fragmentation, des parcelles entre flou et netteté, du monde doré de Sophie, monde autant réel que rêvé et propice à tous les envols. Il ne restera malheureusement que peu de choses de ce préambule mettant en valeur l’enfance comme un monde sensible et sensuel : Les Malheurs de Sophie fait office de film corseté par la série d’épisodes choisis dans la vie toute en bêtises de la petite fille, et peine à bien mettre en scène et en valeur les enfants (pensons au contraire récemment à Les Filles au Moyen-Âge d’Hubert Viel). Une sorte d’académisme contraint est ici à l’œuvre, tout en semblant, paradoxalement, inscrire un je ne sais quoi de négligé, la caméra semblant en roue libre (ainsi, les décadrages de la droite à la gauche du champ pour introduire une scène). C’est qu’il manque cruellement ici – malgré le réservoir à récits qu’est le roman originel –, un rythme, une motivation et une orientation.
Cet étrange carcan auquel est soumis le film peut être rattaché à la question de l’éducation, au centre de la fable de Sophie, figure anti-conformiste au sein d’une vie de château, mais aussi figure d’une petite fille dont l’éducation est négligée. Christophe Honoré semble y faire directement référence en convoquant l’ouvrage de Rousseau, Émile ou de l’éducation (1762), qu’il met entre les mains du cousin de l’anti-petite fille modèle, Paul. L’enjeu de ce traité d’éducation idéale d’un jeune garçon fictif, Émile, présente le manque d’éducation des filles à partir de l’exemple fictionnel de Sophie, élevée et éduquée pour être sa femme. Si Rousseau s’opposait à l’éducation des jeunes filles, nul doute qu’ici Christophe Honoré plaide pour l’égalité filles/garçons et pour une éducation qui laisse la part belle à la fantaisie et à l’insoumission de l’enfance – et dont témoigne Sophie. C’est pour le moins paradoxal pour un film bien trop sage qui en fait peu de cas par la pratique. Il faut attendre la libération finale, somme toute timide, des enfants sur une chanson d’Alex Beaupain pour en appréhender seulement quelques bribes.
Fantaisie hybride
On retrouve la même hésitation dans l’horizon de réunir plusieurs genres, dont certains sont nouveaux chez Christophe Honoré : c’est le cas de l’animation peu réussie et parcellaire avec trois séquences d’animaux (écureuil, hérisson, crapaud) mêlant prises de vues réelles et dessin animé qui n’apportent rien de plus qu’une forme de mickeymousing audio-visuel, prolongé dans d’autres séquences comme ponctuation seulement auditive (relevons qu’on pouvait néanmoins appréhender un tel horizon à partir des Métamorphoses où s’esquissait le traitement du dessin et de la couleur au sein de prises de vues réelles). Le réalisateur y poursuit néanmoins sa marque de fabrique, la comédie musicale, mais traitée de façon déceptive (la première chanson n’arrive qu’au bout d’une heure) et sous-représentée.
Ainsi, l’hybridation entre le film d’époque, le film pour enfants, la comédie musicale et le dessin animé ne prend pas, en raison d’un manque de rythme essentiel et d’un effet de capsules isolées empêchant l’ensemble de constituer une proposition cohérente. Le film semble à ce titre manquer sa cible commerciale privilégiée – les enfants, alors que sa sortie est tout juste programmée en période de vacances scolaires. Christophe Honoré inscrivait déjà avec Métamorphoses un horizon pédagogique et fantaisiste mais qui se tenait de façon brinquebalante.
À l’image du trombinoscope final en forme de split-screen où les voix se mêlent – au demeurant la meilleure idée du film –, c’est une quasi-cacophonie à l’œuvre, le film allant chercher aussi du côté de l’animation de la peinture (hybridation des médiums) et de la surimpression (hybridation d’images) lorsqu’il représente la tempête où périt la mère de Sophie – scène, avec la séquence finale, qui est peut-être la plus représentative du style de Christophe Honoré. Cette hybridité propre à la fantaisie qui aurait pu être productive crée au contraire un éparpillement et un sentiment de séquences-tours de force.
Christophe Honoré s’est-il donc perdu en chemin avec l’adaptation des Malheurs de Sophie ? La petite fille, Caroline Grant, est parfois attachante mais peut souffrir de la comparaison avec Paprika Bommenel dans la version de Jean-Claude Brialy, et les personnages sont dans l’ensemble poussés à la caricature. Se profilait pourtant un enjeu qu’on peut supposer cher au réalisateur et perceptible dans une scène du film : lorsque la mère de Sophie ouvre sa poupée pour l’opérer et la reconstituer – parce que Sophie l’a mise au soleil, ce qui lui a fait perdre ses yeux –, il s’agit d’en comprendre, littéralement par ce procédé, son fonctionnement. Mais cette autopsie chirurgicale ne permet pas une appréhension plus subtile de la petite fille pour qui la poupée est l’objet par excellence de la reproduction mimétique – Sophie passe de fait son temps à rejouer des situations qu’elle a vécues en les transposant sur sa poupée : si Christophe Honoré met assez bien en valeur la relation entre Sophie et sa poupée, comme son rôle de « transfert », il manque en réalité l’examen plus nuancé et complet de l’intériorité d’une petite fille insoumise (pensons sur un autre mode et récemment à l’objet même de Vice-Versa de Pete Docter d’appréhender la psyché d’une petite fille), et fait manquer au spectateur la sympathie qui lui est liée.