Un titre énigmatique et absurde, une affiche d’une beauté qui n’a d’égal que sa simplicité, un casting alléchant, un réalisateur en plein devenir : la recette de Non, ma fille, tu n’iras pas danser pourrait sembler trop parfaite pour être honnête. Et pourtant, le réalisateur du culte Les Chansons d’amour signe certainement son film le plus adulte et le plus accompli. La référence cinéphile s’efface enfin pour laisser éclater un véritable style et une ampleur qui servent admirablement ce portrait de famille tragi-comique noyée dans la mélancolie.
En quelques années d’activité seulement, Christophe Honoré est progressivement passé du statut de réalisateur qui irrite à celui qui intrigue. La raison de cette belle éclosion est certainement due à un choix, celui de délaisser la référence cinématographique pour mieux se concentrer sur des personnages d’une complexité toujours plus passionnante. Le premier virage d’Honoré fut déjà largement commenté puisqu’il intervenait non pas entre deux films mais au bout de vingt minutes de son troisième film, Dans Paris. La stylisation outrée et poseuse des deux premiers films se volatilisait soudainement pour laisser les personnages exister pleinement. Mais si nous avions déjà vanté les belles qualités des deux films suivants, Les Chansons d’amour et La Belle Personne, force est de constater que Christophe Honoré vient de franchir une étape supplémentaire, apportant à ce sixième film une ampleur et un équilibre presque parfait qui pouvaient faire encore défaut.
Ici, la mélancolie des personnages n’est plus guidée par la disparition d’un proche (une sœur morte tenue en hors champ dans Dans Paris, une petite amie brutalement décédée dans Les Chansons d’amour, un adolescent romantique suicidé dans La Belle Personne) mais par une absence beaucoup plus floue : la disparition des illusions, le constat d’un quotidien loin de la vie autrefois rêvée ou encore la résignation face aux multiples déceptions de l’existence. Comme dans les familles de sang ou de cœur qu’a dépeintes Honoré dans ses précédents films, chacun tente ici de trouver une place dont on ne sait plus exactement sur quels critères elle est déterminée. Au centre de ce concentré de névroses, Léna (Chiara Mastroianni), la trentaine un peu perdue, divorcée et mère de deux enfants, décide de retrouver sa petite sœur Frédérique (Marina Foïs), enceinte jusqu’aux dents mais pas épanouie pour autant, chez leurs parents installés en Bretagne. Mais pour la jeune femme, tout repos semble compromis par l’incessante valse de personnages presque aussi névrosés qu’elle au-dessus desquels trône une mère aussi charismatique que vorace (géniale Marie-Christine Barrault) qui croit qu’elle peut obtenir le bonheur de sa fille malgré elle.
Film foisonnant, Non, ma fille, tu n’iras pas danser réussit à conserver cette légèreté tragique des précédents films d’Honoré malgré la gravité qui traverse constamment les différents personnages. Ici, pas de deuil impossible à faire si ce n’est celui de ses rêves perdus, d’une exigence adolescente (et magnifiquement immature) largement corrompue par les multiples trahisons de la vie adulte. Chacun tente de se débattre avec un quotidien qui finit par lui être étranger. Certains vacillent comme Léna, d’autres s’attachent à sauver la face comme son mari et sa mère (qui lui renvoient donc constamment l’idée qu’elle est en faute) et au milieu, certains jouent tant bien que mal sur les deux tableaux, tour à tour forts et fragiles. Ce n’est donc pas un hasard si la relation entre les deux sœurs (magnifique couple Mastroianni-Foïs) est probablement la plus belle réussite du film. Entre elles règne un amour vache, une certaine brusquerie dans les mots échangés qui sonnent comme des jugements ou des reproches, mais surgit en dépit de tout une relation fraternelle aussi forte que pudique. Rien n’est démonstratif, tout se dessine subtilement en creux, loin des regards inquisiteurs de la mère.
Le cinéaste aurait pu trébucher en épousant d’un peu trop près la névrose de Léna, inconstante, hésitante, égocentrique et perdue. Mais au lieu de cela, Christophe Honoré construit autour d’elle un film généreux, plein d’amour (même s’il est mal dit ou mal reçu) où chacun s’offre de belles respirations : un moment de grande sensualité pour une mère pourtant revêche, un numéro improvisé avec des baguettes de pain derrière un amas de bois ou encore un conte médiéval posé comme une échappée belle dramaturgique en plein milieu du film. Christophe Honoré s’autorise tout mais ne perd jamais l’équilibre. Son secret : une foi indéfectible en ses personnages à qui il donne tout le loisir d’exister en laissant éclore toutes leurs contradictions. Une belle manière de gagner une première bataille contre l’existence et de ne pas trop vite mourir.