Avec Métamorphoses, Christophe Honoré semble rejoindre une inspiration plus proche de La Belle Personne (2008) construit à partir de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette que de son dernier film, Les Bien-Aimés (2011). Aussi, énonce-t-il d’ailleurs dans un entretien avec Antoine de Baecque à propos de son opus d’inspiration ovidienne : « J’ai souvent envie de construire un nouveau film contre le ou les précédents. »
Il faut dire qu’entre celui-ci et celui-là, le réalisateur est passé par la scène avec Nouveau Roman créé au Festival d’Avignon en 2012, et qu’il confesse avoir ici croisé dans un mélange détonant Ovide et le Nouveau Roman…
L’ouverture du premier volet de ces Métamorphoses (« Europe et Jupiter ») semble bien en effet être placé sous un hommage durassien – cinématographique avec Le Camion (1977), mais aussi littéraire avec Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) : un mystérieux camion semblant sans conducteur, présenté comme un personnage, et filmé par parties, passe violemment devant un établissement scolaire et ses élèves à la sortie ; une jeune fille se met à le chercher, et le trouve sur une aire vide. Elle le contemple alors fixement, avatar de la pulsion scopique et distanciée de Lol V. Stein devant l’Hôtel des Bois, avant de s’en approcher pour venir à sa rencontre. Le camion opère alors une manœuvre brusque et inattendue, soldée par la présentation de son conducteur, Jupiter, qui « ravit » précisément celle qui n’est autre qu’Europe…
Si on n’est pas tout à fait chez Marguerite Duras ni chez Robbe-Grillet, on n’est pas tout à fait non plus chez Jacques Demy auquel Christophe Honoré rendait hommage dans Les Bien-Aimés, et ici encore (on pense à Peau d’Âne bien sûr), pour le bestiaire plus que pour les chansons… ni encore chez le Rohmer bucolique des Amours d’Astrée et de Céladon.
Le film de Christophe Honoré est bien d’un genre hybride, essentiellement transgenre, à la manière de la Diane transsexuelle qui nous accueille au seuil du film, ainsi qu’Actéon que celle-ci transforme en cerf.
Son envie de porter à l’écran Ovide est d’ailleurs passée par des voies de traverse, Honoré confiant que c’est à la lecture de Lointain souvenir de la peau de Russell Banks (Actes Sud, 2012) qui traite d’un jeune délinquant sexuel perdu, accusé de pédophilie, dont l’exergue est une citation d’Ovide, qu’il a médité sur ce qui est devenu le « programme » de son film, et son exergue également : « Je me propose de dire les métamorphoses des formes en des corps nouveaux. » Ce qui est à ce titre sans doute le dénominateur commun à Ovide, au Nouveau Roman, à Russell Banks et à Christophe Honoré, mais que le cinéma, art des corps en mouvement dans le temps, appréhende essentiellement, c’est l’intérêt pour le corps et le désir : des « corps nouveaux », métamorphiques ; des corps désirants et aimants. Il faut à ce titre reconnaître à Christophe Honoré de savoir filmer les corps dans leur crue nudité, le grain de la peau qu’il cadre en très gros plan par moments, et de les rendre à leur paradoxale beauté et sensualité.
« Je veux vivre une histoire »
Aussi, Métamorphoses se présente-t-il très explicitement comme un « art d’aimer » à travers le récit d’apprentissage de la jeune Europe, initiée aux plaisirs sexuels et à ses représentants mythologiques en trois volets : I. Europe et Jupiter ; II. Europe et Bacchus ; III. Europe et Orphée. Elle est ce fil d’Ariane qui tient tant bien que mal l’ensemble, s’acheminant des plaisirs érotiques aux plaisirs poétiques, de Jupiter à Orphée. Le merveilleux amoureux que nous donne à voir Christophe Honoré où l’amour n’est pas toujours consenti et peut virer à l’anthropophagisme comme avec les Bacchantes, où l’homme se fait harceler par la femme comme dans l’épisode d’Hermaphrodite, il le rend actuel et éternel, l’ancrant dans le périmètre périurbain, et son arrière-monde, la belle nature. Kechiche croisé à Rohmer, en un certain sens…
Honoré exprime avoir voulu échapper au romanesque, au récit et au personnage, mais il a conservé une forme scolaire en trois parties (sic), un fil conducteur, des micro-récits (une vingtaine sur les 250 que compte l’ouvrage d’Ovide)… On est loin du Nouveau Roman en tant que tel, de la narration déconstruite, et plutôt dans un méli-mélo, patchwork monté assez artificiellement. On finit par être un peu perdu à dire vrai…et notre désir d’histoire(s), comme Europe qui veut en vivre une, paradoxalement pas complètement satisfait.
À tout professeur, tout honneur ?
À voir ces Métamorphoses, dont la sortie est programmée précisément en pleine rentrée scolaire, on ne peut s’empêcher de penser à l’effet d’aubaine occasionné – Honoré très conscient énonce d’ailleurs qu’« il n’y a pas de films, pas d’actualité culturelle d’Ovide » – et de sa diffusion auprès du public scolaire. Matière à apprentissage, à réviser les mythes, et surtout à lire le classique ovidien qui reste peu lu mais dont on connaît ici et là les personnages et, parfois, les histoires. Si la proposition pédagogique est louable et assumée par Christophe Honoré (« c’est une culture qui ne veut pas mourir, qui refuse d’être effacée, et que je propose à des jeunes Français de retrouver »), il n’en reste pas moins qu’elle vire au didactisme quand Bacchus se livre sur un ton professoral à définir le terme « débilitant ». Ironie vraisemblablement, tout comme le traitement de Tirésias l’aveugle devin qui prédit indirectement le sort de Narcisse : il faut ici lire entre les lignes. Si jeu avec les codes il y a – qu’ils soient mythologiques, langagiers, ou encore cinématographiques (le regard caméra et l’adresse au spectateur de Narcisse ; Bacchus et les trois Sœurs Mynias dans une salle de cinéma mettant en miroir le dispositif du spectateur) –, c’est très conventionnellement pour dénoncer la fable. Sûrs que ces éléments fourniront matière pédagogique à propos de l’ironie et du théâtre dans le théâtre.
Si Christophe Honoré peut énoncer que le cinéma constitue une manière de « métamorphoser le réel en quelque chose de nouveau », de quelle métamorphose son cinéma est-il l’objet ? Le charme – celui du « carmen » du poème épique ovidien – n’opère pas.
Il n’est d’ailleurs pas certain que Christophe Honoré nous convainque ici que son cinéma réenchanterait la vie ou nous donne envie d’aimer. Il y manque le souffle qu’on pouvait trouver dans Les Chansons d’amour. Au mieux, il peut donner envie de lire Les Métamorphoses d’Ovide, comme le livre taché de sang que sort de son sac le frère d’Europe, en lieu et place de la tête d’Orphée… manière de rendre compte du caractère vivant des œuvres, de leur actualité…
L’arbre peint en rouge incarnat – sorte d’érable –, issu de Philémon et Baucis métamorphosés en chêne et tilleul, rend compte d’un nouveau regard à porter sur la nature « artialisée » et dotée d’une épaisseur mythique, que Christophe Honoré prolonge très ponctuellement par quelques vues « colorées », comme si elles étaient « redessinées ». Cette conversion du regard, Christophe Honoré l’amorce timidement, et c’est pourtant ce que le cinéma est à même de faire : (ré)enchanter des formes de vie.