Même si La Belle Personne et Non, ma fille, tu n’iras pas danser ont pu occasionnellement diviser les admirateurs de Christophe Honoré, rien ne pouvait laisser supposer le rejet violent suscité par Homme au bain, sorti l’année dernière. Parenthèse semi-expérimentale, le film épousait complaisamment les travers que de nombreux détracteurs du cinéaste lui reprochaient, souvent à tort : une caricature de cinéma poseur et vain, à la provocation facile masquant avec peine la vacuité du propos. Avec Les Bien-Aimés, présenté en clôture du Festival de Cannes cette année, le retour à la formule gagnante des Chansons d’amour pouvait paradoxalement ressembler à un repli un peu calculé sur une marque de fabrique trop confortable. En bref, la question était simple : Christophe Honoré pouvait-il reproduire le charme et l’intensité de sa comédie musicale ?
Comme souvent chez le réalisateur, le début du film laisse redouter le pire. En 1963, la jeune Madeleine (Ludivine Sagnier) vend des chaussures dans une boutique parisienne mais s’ennuie ferme. Pour arrondir ses fins de mois, elle se prostitue occasionnellement et tombe un jour sous le charme d’un client tchécoslovaque, Jaromil (Rasha Bukvic, pas très bon). C’est le début d’une passion aussi folle que douloureuse qui emmènera la jeune femme jusqu’à Prague, avant un retour précipité à Paris dans les années 1970… Dans ces deux premières parties (le film en compte six), qui s’étalent sur une petite demi-heure, Honoré n’a d’yeux que pour son actrice. Et on le comprend : Ludivine Sagnier porte seule sur ses épaules cette pénible introduction qui peine à se dégager de l’ombre de Demy (celui des Demoiselles de Rochefort et des Parapluies de Cherbourg) et Truffaut (celui de L’Homme qui aimait les femmes), auxquels on ne peut que penser ici. Des costumes aux décors, du parti-pris de la légèreté apparente qui dissimule les atermoiements amoureux pris dans le tourbillon de l’Histoire, aux numéros chantés et chorégraphiés qui ponctuent l’action, la comparaison est inévitable. Mais le cinéaste, pataud, semble perdu dans un costume trop grand pour lui et s’enfonce dans un luxueux hommage désincarné, aux coutures trop apparentes.
Entr’aperçu au détour d’un mini flash-forward, le visage radieux de Chiara Mastroianni vient lui (et nous) sauver la mise. Quand Les Bien-Aimés entame sa troisième partie, située en 1997, le film n’a encore rien révélé de ses fabuleux trésors, mais les 1h45 restantes ne tarderont pas à tenir leurs promesses. C’est qu’une fois de plus, Honoré renverse magistralement la situation par le truchement d’une époque, et d’un décor, qui lui sont familiers. Or, n’en déplaise à ses plus farouches opposants, Christophe Honoré sait capter à merveille l’air de son temps. Il suffit de voir Chiara Mastroianni (dans le rôle de Véra, la fille de Madeleine et Jaromil) se déhancher dans l’atmosphère électrique et enfumée d’un club londonien sous les regards ébaubis de Clément (Louis Garrel), son ami/collègue/amant et de Henderson (Paul Schneider, splendide), batteur d’un groupe de rock et futur objet de son affection, pour comprendre que c’est là que le cinéaste est le plus à son aise. Cela n’est pas seulement une question de décor : ces gens-là, qui s’aiment et souffrent en chantant et dansant, sonnent justes parce que, on le devine, ils sortent tout droit du vécu (même digéré, transformé, remodelé) du cinéaste, et pas de ses fantasmes de cinéphile. C’était, déjà, ce qui faisait la réussite des Chansons d’amour1308], où Paris vibrait de ces cœurs écorchés et de ces corps perdus, en recherche perpétuelle de quelque-chose, ou quelqu’un, qui pourrait enfin les aider à se définir. Soudain, les paroles des chansons d’Alex Beaupain prennent tout leur sens ; soudain, l’histoire d’amour qui n’en finit plus de finir (ou de commencer ?) entre Madeleine (devenue Catherine Deneuve) et Jaromil (Milos Forman) bouleverse, et même le mari fadasse des années 1970 devient, par la grâce de l’interprétation de Michel Delpech, un émouvant amoureux perpétuellement éconduit, et pourtant toujours présent.
Fil rouge de ces Bien-Aimés, Véra pourrait bien être le plus beau personnage inventé par Christophe Honoré, parce que presque totalement désinvesti des enjeux qui forment habituellement la colonne vertébrale de la fiction. Véra aime, mais on ne l’aime pas en retour ; en tout cas, pas comme elle le voudrait. Mais cette fausse tension dramaturgique n’alimente pas le récit, alors Véra est juste là, autour des autres, avec les autres, et pourtant bien au centre. On ne voit qu’elle, on n’entend qu’elle, mais c’est lorsqu’elle finit par s’évaporer, au détour d’une scène magnifique, que l’on se rend compte à quel point elle est le cœur du film. Chiara Mastroianni n’a peut-être jamais été aussi juste, et toutes ses scènes rayonnent d’une lumière douce, d’une tristesse infinie. Autour d’elle, les hommes (père, amant, ami, amoureux rêvé ou réel) la désirent chacun à leur façon, mais sans jamais penser à lui demander son avis. Les ruptures, provisoires ou définitives, interviendront à chaque fois que Véra exprimera son désir à son tour… La légèreté du début, chantée par la mère et sa fille sur le quai d’un train, n’a toujours été qu’une illusion : « Telle fille, telle mère/Je suis restée/Une femme légère/Pour m’éviter/Le poids du coeur et ses mystères/Les amours comme des sacs de pierre/Tout ce qui pèse tout ce qui nuit/Jamais faire pitié juste envie ». « Vivez libre », clamait l’accroche publicitaire de Non, ma fille, tu n’iras pas danser. « Oui, mais comment ?», pourraient-lui répondre les personnages des Bien-Aimés. Cette recherche perpétuelle de la liberté, et du bonheur, font du film de Christophe Honoré (et des chansons d’Alex Beaupain qui l’accompagnent) un émouvant contrepoint désenchanté à l’espoir lumineux porté par Les Chansons d’amour.