L’attente de ce troisième et dernier volet de la saga Batman version XXIe siècle est – c’est le moins qu’on puisse dire – énorme. Pour succéder au colossal The Dark Knight, il fallait un film encore plus spectaculaire, plus crépusculaire et qui propulse l’homme chauve-souris encore plus loin dans les méandres tortueux des dilemmes super-héroïques. Le pari semblait difficilement tenable. The Dark Knight Rises tente pourtant de s’en donner les moyens de le relever en osant l’implosion de son héros et de son univers, quitte à se heurter quelque peu aux limites de la machine Nolan…
Broken Bat
Avec Batman Begins (2005), Batman/Bruce Wayne était mis au centre de ses questionnements éthiques. Sept ans et une suite plus tard, voilà que sort le dernier volet de ce qu’il convient donc d’appeler une trilogie, au bout de laquelle les questionnements ont fini par devenir métaphysiques. Carrément. Le problème de Bruce Wayne dans The Dark Knight Rises n’est plus de savoir quelles frontières il doit se fixer pour combattre le mal, mais jusqu’où le dépassement de soi qu’exige la condition même de justicier (quand il est une figure légendaire comme Batman) va le ronger. On serait tenté de répondre jusqu’à l’os, ou du moins jusqu’au cartilage, qu’il n’a plus au niveau des articulations. Car il faut voir dans quel état on le retrouve, Bruce Wayne : usé, dépressif, boiteux et isolé au fin fond de son immense manoir vide. À la fin du volet précédent, le splendide The Dark Knight, Batman, qui avait été éprouvé par le mal comme jamais auparavant, ne pouvait plus gagner que sur un seul tableau : celui des apparences. Il lui fallut pour cela endosser les crimes du procureur Harvey Dent qui avait disjoncté, s’accuser de la mort de ce dernier et devenir un fugitif. Nous constations alors, médusés et éblouis, qu’il n’était pas un « héros » mais un silent guardian, un watchful protector, bref, un dark knight. Huit ans plus tard, quand débute The Dark Knight Rises, nous apprenons que cette abnégation ne fut pas vaine. L’espoir est revenu à Gotham, la corruption s’est dissoute et la loi s’est imposée au détriment de la pègre, mais à quel prix… Car Batman, désormais recherché pour meurtre, a dû être rangé au placard par Bruce Wayne, ce qui revient à priver un martyr de sa croix, soit la seule chose qui faisait le lien entre lui et sa pulsion de mort. Sans cette dernière, paradoxalement, l’existence n’a plus aucun sens. Mais un événement va le sortir de sa léthargie « howard-hughesienne », une cambrioleuse ultra-douée du nom de Selina Kyle pénètre sa demeure pour – détective dans l’âme, il le comprend assez vite – relever des traces de ses empreintes digitales afin de les détourner. Enquêtant sur elle, il découvre qu’un mercenaire brutal et sans merci, formé à la même école ninja que lui (la Ligue des Assassins de Ra’s Al Ghul) et répondant au nom de Bane, squatte avec sa milice les égouts de Gotham City, et que ce dernier pourrait bien être employé par l’un de ses adversaires financiers. Il n’en faudra pas plus pour qu’il se sente pousser à nouveau des ailes de chiroptère. Seul hic, après huit ans de glandouille, il est physiquement un peu rouillé. Ce qui tombe mal, Bane étant un guerrier particulièrement coriace. Autrement dit, il va droit dans le mur.
Ce n’est pas souvent que l’on voit un super-héros perdre, se briser et s’écraser sur tous les plans (physiques, psychologiques et idéologiques). The Dark Knight Rises pousse jusqu’au bout le thème de l’apprentissage qui, avec le recul, semble être le moteur principal de la saga. Pourquoi tombe-t-on ? Pour apprendre à se relever ! Se relever pour faire face à nos peurs (Begins), se relever pour affronter le mal (The Dark Knight), se relever pour surmonter l’échec (The Dark Knight Rises). Trois films pour en définitive apprendre à devenir Batman, ça en dit long sur leur sérieux. Et traiter un sujet sérieusement, c’est en explorer tous les aspects. Pour que ce troisième épisode soit « la conclusion épique » qu’on est en droit d’attendre, il fallait qu’il tape fort et massivement, en s’attardant donc sur le statut social de Wayne, sa fortune, sa multinationale. Sans cela, c’est-à-dire sans son pouvoir, il n’y a matériellement pas de Batman possible. Mais peut-on être justicier d’un côté en s’évertuant de rendre le monde plus juste et milliardaire de l’autre alors que le déséquilibre financier est ce qui maintient les inégalités sociales ? Interrogation pertinente et sacrément intéressante que Wayne se prend de plein fouet sans l’avoir vu venir : le plan de Bane est de renverser l’hégémonie de la haute finance afin d’utiliser la haine des classes pour paralyser Gotham qui devient un no man’s land isolé du pays, où toute forme d’autorité est proscrite.
Ça va loin. Les tournures du scénario sont d’une audace inouïe, la première confrontation entre Bane et Batman est douloureuse et le film prend des accents de drame social en se déroulant sur fond de lutte des classes, lorgnant d’ailleurs pas mal vers Metropolis, rien que ça. Pourtant, il ne se montre pas toujours à la hauteur des questions qu’il pose. À y regarder de plus près, il semble même que Nolan a eu les yeux plus gros que le ventre. L’histoire, très dense, s’emballe dans tout les sens et lui donne du fil à retordre pour en contenir tous les tenants et aboutissants. Elle le contraint à l’ellipse (que certains ne manqueront pas de qualifier de raccourcis) et à reléguer à l’arrière-plan tout le contexte « marxiste ». Si bien que le film finit parfois par ressembler formellement à une bande-annonce de série TV. Dans The Dark Knight (film qui tient tout autant d’une esthétique « TV »), il y avait ce personnage génial qu’est le Joker, vraie figure d’altérité à laquelle Heath Ledger rendait admirablement hommage, qui imposait son propre rythme, son tempo, qu’il fallait suivre pas à pas (le travelling à la sortie de l’hôpital en explosion ou le retournement de la caméra alors qu’il est suspendu dans les airs à la fin du film). Il y avait soudainement des pauses dans le récit, de la respiration. Choses que Nolan ne peut même plus se permettre dans The Dark Knight Rises (voir par exemple comment Bane, personnage impressionnant et superbement interprété par Tom Hardy, est sacrifié sur l’autel du twist scénaristique), il est comme un chien fou courant après des voitures. Faute d’un temps qu’il n’arrive pas à créer mais seulement à remplir (la télévision, toujours).
Batman Born Again
Cinéaste limité, Nolan demeure tout de même – particulièrement avec cette trilogie – un observateur méticuleux, qui ne laisse rien de côté, presque anthropologue. En trois films, il entreprend ce que Tim Burton n’a même pas essayé dans l’un des siens : comprendre qui est Bruce Wayne. En lui faisant connaître l’échec dans cet ultime épisode, il l’oblige à se confronter une nouvelle fois à son trauma initial (en ce sens, le film renoue pas mal avec le premier film de la saga). Renaître une seconde fois, voilà un défi pas évident, surtout pour quelqu’un qui avait fait de sa névrose son arme de combat. Bruce Wayne (Christian Bale, décidément dans le rôle de sa vie) est un personnage fascinant parce qu’il redoute la quête qu’il s’impose et qui consiste à le mettre face à ce qu’il sait déjà, mais qu’il tente désespérément de fuir. C’est dire sa complexité. En perdant Batman, il s’est réfugié dans le déni et a préféré se convaincre trop facilement que la mort est la seule issue. Mais, toute pimpante que peut sembler Gotham, il sait, au fond de lui, que sa mission n’est pas finie, que Batman, ce retour du refoulé, n’est pas qu’une question de faire régner la justice derrière un masque mais d’imposer sa légende, de lui donner une sens, de la léguer. Et, pour cela, la mort est insuffisante.
C’est la partie la plus réussie du film avec l’intervention de deux personnages capitaux : l’officier John Blake (Joseph Gordon-Levitt, très bon) dont nous ne dirons rien pour laisser un peu de surprise au spectateur et Selina Kyle (Anne Hathaway, très bonne), aussi connue dans le comics sous le nom de Catwoman – mais jamais nommée comme telle dans le film. Un peu annexe à l’histoire, criminelle par dépit mais tout de même préoccupée par la justice (sociale), elle apprend à connaître Bruce Wayne (qu’elle méprise d’abord) tout au long de l’histoire et comprend, à travers lui, qu’on est défini par ses choix moraux, fussent-ils totalement maso. Quand ce dernier ira noblement jusqu’au bout de la morale qu’il s’est choisie, elle en tombera définitivement amoureuse. Le baiser qu’ils s’échangent à la fin, simple, évident, chargé de la posture intenable et donc tragique du héros, est l’un des plus beaux vus depuis longtemps dans le cinéma américain. Même si le film est un peu hésitant sur la fin à adopter, il aura au moins le mérite d’aller jusqu’au bout de la logique initiée avec Begins et transcendée par The Dark Knight : montrer que le dépassement de soi, l’héroïsme est humainement insoutenable parce qu’inhumain. D’où sa grandeur, d’où sa poignante beauté. Christopher Nolan est le seul à avoir pris le film de super-héros au mot, c’est-à-dire à en respecter le programme de bout en bout, sans compromis possible. Dans le cinéma hollywoodien d’aujourd’hui, ce n’est pas rien.