Au Texas, alors que la Terre est menacée d’extinction par la désagrégation accélérée des ressources agricoles (d’où des Dust Bowls rappelant la Grande Dépression des années 1930), un ancien ingénieur et pilote devenu fermier doit quitter sa famille pour participer à la réactivation secrète d’un programme spatial. Objectif : un voyage au-delà du système solaire, à travers l’espace, voire le temps et d’autres dimensions, dans l’espoir de trouver une planète habitable où l’espèce humaine pourrait émigrer…
Qui eût cru qu’en faisant mine de marcher ouvertement sur les traces de références cinéphiles qu’il clame régulièrement (ici 2001, l’Odyssée de l’espace au premier chef), Christopher Nolan livrerait un de ses meilleurs films ? Certes, les esprits les plus chagrins perdront leur temps en comparaison avec les modèles supposés, avec un verdict trop prévisible. Et non, Nolan n’est pas devenu en une nuit le génie sous le terme duquel d’aucuns persistent encore à le vendre. Et pourtant, c’est bien une forme de grâce qu’il a atteinte avec Interstellar, par une sorte de décantation : tandis que ce qui alourdit son cinéma descend tapisser le fond (en se débarrassant au passage de ses plus gênantes excroissances), ce qui l’anoblit remonte à la surface, en pleine lumière.
Terre-à-terre
Au fond du récipient : les habituelles limites d’un réalisateur essentiellement illustrateur, parfois inspiré, souvent terne voire laborieux, appuyé sur des scénarios visant une richesse verbale, structurelle et thématique que la caméra s’échine à suivre. On retrouve dans Interstellar la construction sèchement fonctionnelle des plans, la direction artistique intelligente à défaut d’être séduisante (ainsi le design quadrangulaire des deux robots en service à bord du vaisseau, ou celui d’un trou noir représenté comme une sphère), tandis que les justifications scientifiques et sociales pleuvent pour apposer un vernis rationnel sur des postulats de science-fiction. Les films de Nolan, particulièrement depuis Batman Begins, donnent l’impression de vouloir justifier chacun de leurs pas, de ne laisser aucune place au flou ou à la liberté pour le spectateur de combler les trous ; du coup, tandis qu’ils s’allongent de plus en plus (deux heures cinquante minutes pour celui-ci), leur cahier des charges se gonfle voire se boursoufle, quitte à ce qu’ils ne se promeuvent que sur la base de ce foisonnement théorique (et Dieu sait comme Nolan a pu se rendre particulièrement agaçant par ce travers trop souvent vu par d’autres comme une qualité), et le style asservi à y répondre s’en ressent, même dopé par la grosse machine musicale de Hans Zimmer.
Dans Interstellar, néanmoins, l’emballage formel s’avère moins empesé, et quelques vibrations bienvenues peuvent s’en échapper. On pense surtout au montage, qui auparavant pouvait poser problème, surtout quand il était voué aux tours de passe-passe futiles (Memento, quelques coupes laborieuses du néanmoins impressionnant The Dark Knight…), et qui montre ici une belle fermeté évocatrice — par exemple dans cet usage des coupes sèches entre les plans sonores du vaisseau et les plans silencieux de l’espace pour interrompre les conversations, marquer l’impossibilité de communiquer. Quant au bavardage explicatif, mis en exergue moins pour son sens que pour le ton rationnel qu’il véhicule, il trouve bien sa place au regard du genre dans lequel le film s’inscrit résolument : non le monument de science-fiction dont d’aucuns lui prêtent l’intention (à tort, au bout du compte), mais plutôt une série B de luxe, où les grandes dimensions de l’odyssée laissent germer des préoccupations plus terre-à-terre (osons le paradoxe).
Ascension
Terre-à-terre : voilà qui apparaît comme une caractéristique majeure du cinéma de Nolan, de ses choix de représentation et de caractérisation. Et si une telle approche, imprégnée d’esprit de sérieux, peut susciter des regrets s’agissant de matériaux relatifs à l’imaginaire (comme le traitement ultra-codifié des rêves dans Inception), il faut aussi reconnaître qu’elle traduit une volonté louable propre au cinéaste : un refus d’impressionner par le clinquant du gigantisme et du prestige, sauf pour le retourner subtilement. Il faut relever, par exemple, ses étonnants choix de comédiens, justifiés par le talent de la plupart, mais frôlant souvent le contre-emploi où ils sont amenés à ne plus briller à l’écran pour ce qu’ils sont, mais bien pour les personnages pas si extraordinaires qu’ils incarnent (guetter dans Interstellar le passage de Matt Damon, saisissant de retournement d’aura de star). Ces entorses aux attentes d’un blockbuster hollywoodien font valoir pour ces films une certaine singularité, mais pas seulement : dans le cas d’Interstellar, elles suggèrent que l’intérêt du film ne se situe pas dans la pure aventure bigger-than-life, mais dans quelque chose de plus proche de nous véhiculé par celle-ci.
Car si Interstellar, derrière ses oripeaux d’odyssée de l’espace, impressionne moins que prévu par le grandiose qu’on pouvait en attendre, c’est parce qu’il s’intéresse au moins aussi attentivement, avec sincérité et modestie mais sans mollesse, à une dimension moins clinquante : le prix que cette odyssée coûte à ses acteurs. Pourtant, la perspective du voyage fait miroiter la priorité à l’évasion et à l’expectative. Il y a des mondes possibles, des hypothèses de travail, un plan A et un plan B, un espace-temps A et un espace-temps B où de l’un à l’autre un père retrouve sa fille devenue plus âgée que lui. Mais au bout de ce champ des possibles, une même évidence : aucun des chemins empruntés ne laissera indemne. Telle la gravitation universelle (Newton est ici nommément cité et réinterprété), le sacrifice et la perte sont inévitables. Et de son premier plan (même sa fin du monde y préfère le visage du déclin à celui du déluge) à son dernier, Interstellar, avec sa démarche plus ou moins laborieuse mais toujours ferme, donne corps à cela avant toute autre chose : la douloureuse nécessité pour chaque personnage d’assumer la perte personnelle et/ou collective à subir, même masqué derrière leur posture professionnelle (le jargon scientifique apparaissant alors comme un masque fragile pour son humanité). C’est cette dimension humaine qui justifiait toute sa trilogie « Dark Knight », c’est aussi elle qui se trouvait terriblement faiblarde dans Inception, autre récit de voyage entre les mondes, ingénieux dans son principe mais vain à l’arrivée. Interstellar, lui, s’est départi de la roublardise qu’on pouvait reprocher à la plupart des films de son auteur (et ce n’est pas le coup de théâtre shyamalanesque éclatant peu avant la fin qui contredira ce changement). Mais surtout, dans un paysage de blockbusters hollywoodiens où prime la sidération par les oripeaux et la technique, son intérêt sincère pour l’envers humain de l’impératif de triompher demeure une singularité précieuse.