Installé dans la patrie des John – Ford et Huston – depuis 1936, Fritz Lang s’adonne avec L’Ange des maudits au genre du western. Exilé d’Allemagne et parti à la conquête de l’Ouest américain, le cinéaste viennois dirige dans ce film réalisé en 1952, l’inoubliable « Ange bleu » de Josef von Sternberg, Marlene Dietrich qui, armée de quelques rides et cheveux blancs, assume toujours avec autant de panache le rôle de la Femme Fatale.
Dans la brillante et éclectique filmographie de Fritz Lang, le choix du western comme genre fait date. L’introduction du western correspond en effet à l’apparition de la couleur dans l’œuvre du cinéaste. Avec un premier western, Le Retour de Frank James, tourné en 1940, Lang réalise ainsi son premier film en technicolor. L’année suivante, il rempile avec un second western, Western Union. Comment alors ne pas être intrigué devant la réédition en copie neuve d’un troisième film de genre haut en couleurs, mis en scène par un cinéaste profondément européen, fasciné par la beauté saisissante du noir et blanc, les grouillements et l’obscurité inquiétante de la ville ? L’Ange des maudits propose un radical changement de décor : c’est une raison suffisante pour se déplacer. Car l’on a trop souvent réduit l’œuvre de Fritz Lang à quelques films emblématiques, incontournables certes, mais tout de même restrictifs. Sans réellement innover dans le genre, le réalisateur nous donne à découvrir une œuvre flamboyante, originale et personnelle. Il compose avec certaines thématiques propres au western tout en posant les questions universelles qui hantent et forgent son univers.
Un parfum de légende
Histoire allégorique, récit d’une vengeance, quête initiatique, le film entrecroise dans un espace mythiquement vaste (le cheminement d’un individu qui traverse les États-Unis), intimement clos (l’arrivée dans un ranch) les destins de trois principaux personnages : Vern Haskell, l’homme meurtri au regard haineux et vengeur, qui, à la suite du viol et du meurtre de sa fiancée Beth, a fait de la revanche sa raison de vivre ; Frenchy Fairmont, hors-la-loi et meilleur tireur de l’Ouest qui conduira Vern par affection à Altar Keane, aventurière devenue la maîtresse de Frenchy et propriétaire d’un ranch dans lequel se cache l’assassin présumé de Beth. C’est à travers ce trio de personnages et grâce à un scénario habile que Lang tisse, à partir d’une histoire centrale de vengeance, des récits parallèles contés tels des légendes, rythmés par les paroles et la musique d’une chanson conçue comme un refrain ou une morale qui ouvre et clôt ce film aux allures de ballade. L’air immortalise une quête qui se veut légendaire. Ce film-ballade s’ouvre sur la scène du viol et du meurtre de Beth, scène dont l’atrocité est laissée supposée : le crime a eu lieu, on le sait sans le voir. En maître de cinéma, Lang utilise les sens d’un témoin, un enfant, qui, filmé en extérieur entend soudain le hurlement de la victime : L’Ange des maudits, c’est aussi l’histoire de la perte de l’innocence et de la découverte, par un homme, Vern, de la corruption. Car comme souvent chez Lang, justice et corruption font la paire et c’est justement ici le justicier, le vengeur qui va peu à peu et au gré des rencontres se laisser corrompre. Lorsque le corps de la fiancée est découvert, exhibé à l’écran, le regard de Vern se porte une dernière fois sur la main de Beth : un gros plan sur le poing serré et crispé de la défunte signe l’acte de vengeance. La légende commence.
Maudite Marlene
Endeuillé, l’anti-héros Vern Haskell transporte sur sa route des images fantômes. La mort de Beth forge son passé, la recherche et le désir de meurtre du coupable, sa quête future. Entre ces deux repères, surgissent une image légendaire pas encore tout à fait réelle, celle de Altar Keane incarnée par Marlene Dietrich, et une première rencontre imaginaire, en trois flash-backs. C’est à travers le récit de personnages croisés sur son chemin que Vern découvre le passé de cette aventurière qui doit le mener à l’assassin recherché et à l’accomplissement de sa vengeance. La construction par flash-backs du personnage d’Altar Keane introduit ainsi un autre temps, un temps cristallisé en mythe. Ce n’est pas un hasard si lors de leur « vraie » rencontre, Vern pourtant face à Altar Keane s’interroge sur l’existence même du personnage, ironisant sur son rôle de légende. La force quelque peu ironique du film réside en ce choix de l’actrice dans le rôle d’une entraîneuse « âgée mais toujours désirable » telle que la filme le cinéaste : Lang s’amuse ainsi de l’image de Femme Fatale représentée par Dietrich, lui faisant jouer son propre rôle de légende, d’actrice conditionnée par son passé. N’est-ce pas un trait d’ironie que d’instaurer comme règle entre les hors-la-loi du ranch des maudits de ne jamais parler de leur passé, règle et piège qui vont précisément conduire Altar Keane et son repère de malfrats à leur chute ? La mise en scène tout comme la remise en question de l’existence et des fragilités d’un mythe forment en tout cas une belle leçon de cinéma.