« My name is John Ford and I make westerns. » Une citation fort connue du maître du genre qui a pourtant tout autant brillé dans la réalisation de ces « petites histoires sans grandes vedettes sur des communautés de gens très simples », qu’il considère être ses plus beaux films, confie-t-il à Bertrand Tavernier. Dans le genre, viennent à l’esprit deux films avec Will Rogers, Steamboat Round the Bend et Doctor Bull dont l’apparente simplicité fait place à une profonde chronique de mœurs. S’ajoute à cette liste un film fort méconnu, ce petit bijou qu’est Le soleil brille pour tout le monde qui ressort enfin sur nos écrans, soixante ans après sa sortie initiale et sa sélection au festival de Cannes. Ce film fut d’ailleurs un des films préférés de son auteur aux côtés de Vers sa destinée.
Camaraderie
En 1905, à Fairfield, une petite ville du Kentucky, le juge Priest, alcoolique au grand cœur, se représente aux élections locales. Lors de sa campagne, il prend le parti de défendre un jeune Noir accusé injustement du viol d’une jeune femme blanche et consent à participer à la procession funéraire d’une prostituée notoire. Cette série d’événements le met à rude épreuve, lui valant le respect des uns et l’hostilité des autres. La trame narrative du film est extrêmement dense, en raison de la fusion de plusieurs nouvelles, et les scènes s’enchaînent en une série de vignettes (dans des lieux emblématiques comme le tribunal, le bureau de vote, la prison, la salle de bal) dont il n’est pas toujours aisé de suivre les péripéties d’autant que le film a été amputé de dix bonnes minutes. Cette partie perdue ne figure à l’heure actuelle que dans les versions VHS et récemment Blu-Ray du film.
Déjà familier des nouvelles d’Irvin S. Cobb dont il avait réalisé une première version en 1934, Judge Priest avec la star de l’époque et interprète récurrent de ses films, Will Rogers, Ford souhaite depuis longtemps en faire un remake plus personnel. Fort du succès de L’Homme tranquille qui lui vaut les grâces provisoires du studio Republic, il peut enfin en négocier la production. Deux scènes en particulier lui tiennent à cœur et lui avaient été interdites à l’époque : le lynchage imminent du jeune noir accusé à tort et la procession funéraire d’une prostituée, un personnage qui lui est cher si l’on pense à Chihuahua dans La Poursuite infernale ou à Dallas dans La Chevauchée fantastique. Cette séquence, presque entièrement visuelle, est étonnante de solennité et d’émotion. Sa fidélité à l’acteur noir américain Stepin Fetchit qu’il souhaitait à nouveau inclure fut probablement aussi un obstacle à la production du film.
Certains ont reproché à Ford d’user trop souvent de stéréotypes raciaux et il est vrai que l’indolence et la niaiserie du personnage de Fetchit, l’homme à tout faire du juge, suit cette tendance-là. Mais la prise de position du juge contre le lynchage du jeune Noir et le happy end, processus cher à Ford, qui solde le film, tempère cette accusation. Certes, Ford n’était pas des plus radicaux : sa peinture des Indiens au début de sa carrière fort caricaturale et sa fidélité absolue à John Wayne, républicain conservateur notoire, n’aidèrent en rien cette réputation mais au fil des années ses prises de position et sa compassion grandissante pour les « minorités » (Indiens, Noirs) lui valurent le respect de ses pairs.
Alter Ego
Le personnage du juge, interprété par Charles Winninger surtout connu pour ses rôles de bon paternel dans les deux versions cinématographiques de Show Boat ou State Fair et dont ce fut le dernier film, reflète à bien des égards la personnalité mais aussi le statut de John Ford dans l’industrie hollywoodienne. Winninger apporte au rôle toute sa bonhomie et son humour. Le juge Priest est un personnage à multiples facettes et un héros fordien par excellence. Comme le définit Jean-Baptiste Thoret dans un cours de cinéma au Forum des Images : « Le héros fordien se situe à mi-parcours de ses intérêts personnels et de la conscience collective. » Priest oscille en effet entre sa fonction de juge et ses convictions personnelles et c’est ce constant va-et-vient qui modifie en permanence son statut au sein de la communauté. En politicien qu’il est, il n’hésite pas à se montrer tour à tour démagogue et autoritaire. Mais un grand cœur et une intégrité à toute épreuve le sauvent de la filouterie et le rendent extrêmement attachant. Vieil homme approchant de l’âge de la retraite, il n’hésite pas à s’attirer les foudres de ses concitoyens, convaincu qu’il est de ses convictions. C’est ce que Ford fera toute sa vie dans son combat éternel avec les studios qui ne cesseront de le brimer. Priest est un ancien combattant sudiste et Ford dépeint avec nostalgie la camaraderie qui le lie à ses copains du régiment dans une vision un peu romantique du vieux Sud qu’il a lui-même connu, et pourtant il ne fait aucune différence entre Noirs et Blancs lorsqu’il s’agit de les juger. Si parfois il traite son domestique avec la rudesse qui caractérise la relation maître/esclave, une bienveillance et un respect transparaissent. Ford dénonce avec ferveur l’injustice raciale et l’hypocrisie de la petite ville de Fairfield (dont l’ironie du nom est claire), théâtre d’inimitiés sans fin. Lorsque la ville, dans un « mea culpa » final, rend hommage au juge portant la bannière arborant « He saved us from ourselves », Ford en aurait sûrement bien fait son épitaphe.
Le soleil brille pour tout le monde est pourtant boudé par le public et il faudra attendre un film plus grand public avec le ménage à trois des stars Ava Gardner, Clark Gable et Grace Kelly dans Mogambo pour que Ford renoue avec le succès. Au-delà d’un film politique ou social, ce que Ford n’a jamais prétendu faire, il s’agit tout simplement d’un récit mélancolique évoquant une époque passée (dès le titre, première phrase de la vieille chanson américaine « My Old Kentucky Home »). À l’aube du Civil Rights Movement qui allait battre son plein, cette fable tour à tour drôle, émouvante et humaniste fit plus que jamais écho à l’Amérique d’Eisenhower encore ségrégationniste.