Tâche éternellement délicate que d’évoquer John Ford puisqu’il s’agira toujours d’affubler de mots un classicisme absolu, une vertu constamment relancée par la solidité minérale du style, c’est-à-dire qu’il faudra en partie nier l’évidence souveraine de films semblant se raconter d’eux-mêmes. En choisissant une approche chronologique de sa filmographie et en opérant un certain nombre de regroupements, Tag Gallagher entend, en plus d’ôter le voile jeté sur ce don naturel des pièces, dont la perfection même l’aurait cantonné à des formes inconscientes, dresser un portrait en creux de l’homme, ou du moins tresser des allers-retours incessants entre l’image récurrente d’une œuvre (la communauté) et celle, plus secrète, cachée au cœur d’amitiés silencieuses semées en chemin et à jamais cultivées. Il va sans dire que, du moins sur ce point, le projet échoue, tant le recours à l’anecdote apparaît systématique, chacune recoupant l’autre pour former une espèce de livre en chantier, retors en l’état (assembler des bribes dans le roc) mais sans doute un tantinet trop superficiel pour surpasser le souvenir rieur. Demeurent seulement deux beaux fragments, captés depuis l’embrasure d’une porte (l’amitié amoureuse avec Katharine Hepburn, la détresse du cinéaste à la mort de son majordome), alors que le reste appuie avec sans doute trop d’insistance son côté macaron (croquant à l’extérieur, fondant à l’intérieur).
Effacement des lignes
Le paradoxe de cette approche est que, si elle entend atteindre l’exhaustivité, quitte à jouer la carte du ressassement en choisissant de traiter chaque objet comme un bloc imperméable, l’indécision même de sa nature l’engage dans des terrains éminemment fragmentaires, voire lacunaires (certains films, comme le passionnant Tobacco Road, sont d’ailleurs injustement omis). Un exemple : l’environnement naturel chez Ford, élément essentiel seulement évoqué en filigrane par l’évocation de deux ou trois plans, alors même qu’il est autant un révélateur de la raison d’être de sa mise en scène (la ligne, ou la limite) qu’un creuset de ses obsessions. La ligne est, parallèlement à une emprise sociale, une structure déterminante en ce qu’elle constitue les hommes qui la peuplent (il y a la ligne, et ensuite le personnage ; il y a un espace féminin — le couloir, ou la domus — et un espace masculin — la perspective, l’horizon ; il y a la ligne comme frontière, donc comme loi). Rien ne peut se penser seul. La communauté existe si, et seulement si, elle se fonde sur une vérité ou une fausseté commune, dans la mesure où vérité et fausseté sont le résultat de la croyance ajoutée aux idées (L’Homme qui tua Liberty Valance), posant donc que l’illusion, en plus d’être plus belle (« print the legend »), est plus vraie que la réalité. Mais cette communauté n’existe que si elle est intrinsèquement liée à son land, et au-dessus du land il y a le ciel (qui prend généralement les trois-quarts du cadre). Or c’est dans cette séparation omniprésente du ciel (en haut) et de la terre (en bas) que se pose la définition de la géométrie de l’espace fordienne, puisque tous ses films se construisent sur une dichotomie entre l’espace de l’action et l’espace de la contemplation ou de l’intériorisation, qui se traduit dans le mouvement par une opposition entre le dynamisme (la marche) et le repos (la mort, ou la nature). Gallagher trouve, dans cette optique, un assez beau compromis : celui de la parade, évidemment motif récurrent, comme « recherche incessante par l’homme de quelque chose qu’il ne pourra jamais trouver ».
La nature est également le temps, et cela, l’ouvrage omet de le préciser en ne questionnant que l’existence du fait historique. Dans Tobacco Road justement, dont l’on dit seulement que les « gens [y] sont asphyxiés par les structures et traditions sociales », il faut voir la façon dont l’ouverture du film, la plus belle vue chez Ford, filme le temps comme une substance pesante qui se répand dans ce qu’il y a de plus léger (les pas d’un enfant sur les pierres noyées dans la poussière, les feuilles soulevées par le vent, le croupissement immobile des ruines). Voir, aussi, dans Young Mr Lincoln, comme le futur président est toujours capté, par un simple jeu d’ancrage dans l’espace (ombres, marches) en ce qu’il annonce la statue monumentale du Lincoln Memorial. De la même façon, le ricochet lancé au début du film donne lieu à un raccord stupéfiant : la pierre lancée se mue en pierre tombale, la rivière en immensité glacée. Cette mise à l’écart de la circulation (et par conséquent du classicisme) est symptomatique du système Gallagher, qui consiste en une isolation permanente des plans au détriment du mouvement qu’ils organisent, réduisant un brin facilement Ford à un apôtre de la composition (que certes il demeure). L’on pose, tout à fait justement, l’idée d’un plan-émotion appartenant au personnage et qu’il promène avec lui, mais l’on ne parle jamais du plan suivant, qui pourtant présente Ford surpassant peut-être Hawks en ce que le sentiment devient chez lui le catalyseur du raccord, se substituant à la quête de perpétuation de l’énergie. C’est peut-être de ce côté-ci, et tout près de la possibilité du vide (Frontière chinoise, son chef‑d’œuvre), que l’ouvrage aurait dû installer son chantier.