De lui, certains disent que c’est le plus grand. Dans sa filmographie de 145 films (si l’on compte une trentaine de muets, pour la plupart perdus), les chefs d’œuvre s’accumulent et les ratés sont rares. On le connaît surtout pour avoir porté le western au rang de mythe. Mais John Ford (Sean O’Fenney de son vrai nom) savait tout faire, dans tous les genres, avec un professionnalisme et une économie de moyens déroutants.
L’idéalisme fordien
L’exaltation des valeurs américaines et l’idéalisme intelligent n’étaient pas du seul ressort de Frank Capra. John Ford, fils d’immigrés irlandais, était fier de sa patrie d’adoption, et entendait le montrer. N’est-ce pas lui qui en glorifia le mieux le mythe de l’Ouest, ses cow-boys et ses Indiens, sa cavalerie et son Monument Valley ? L’histoire américaine n’avait pas de secret pour Ford, et il en exalte la légende, avec la vie rêvée de Wyatt Earp (le shérif justicier) ou avec Lincoln, Juste parmi les justes. Mais ce qui l’intéresse avant tout, ce sont ceux qui ont fait l’histoire à la force de leurs bras et de leur courage : les petites gens, les anonymes. John Ford ne s’intéresse pas à la politique, il ne fait pas de films sociaux. Mais placer ces hommes et ces femmes misérables au centre de son œuvre, c’était déjà prendre parti pour eux. Pour les fermiers de l’Oklahoma jetés sur les routes de la misère par la Grande Crise (Les Raisins de la colère). Pour les victimes expiatoires de la guerre civile (Je n’ai pas tué Lincoln). Ou pour les mineurs de Qu’elle était verte ma vallée, qui se voient obligés de quitter peu à peu leurs foyers. D’ailleurs, même les vrais héros ont des airs de gens simples: ce que met en valeur Ford chez Wyatt Earp, c’est son attachement au lien familial, et non la façon dont il manie la gâchette. Quant à Abe Lincoln, il est d’abord un avocat sans le sou, arrivé en ville sur une mule, et qui s’occupe des chamailleries entre voisins.
John Ford exalte le bien, mais sans manichéisme, parce qu’il le fait avec une tranquille et simple sincérité. Les méchants ne sont jamais sympathiques (voir par exemple la famille Carlton dans La Poursuite infernale), mais ont droit à la rédemption (l’officier de Je n’ai pas tué Lincoln) et les bons sont chargés d’exalter les valeurs essentielles : l’honneur, le sacrifice, la tolérance, la solidarité, l’amitié, le droit et surtout, la famille. Ford dénonce tout ce qui attente au caractère sacré de ces valeurs : la justice aveugle qui condamne un innocent (Je n’ai pas tué Lincoln, Steamboat Round the Bend), la religion hypocrite et puritaine qui s’oppose au bonheur (Qu’elle était verte ma vallée), la foule incontrôlable qui se repaît d’exécutions ou de lynchages (Vers sa destinée, Je n’ai pas tué Lincoln), les actes injustes des patrons, qui divisent une famille (Qu’elle était verte ma vallée).
John Ford est un idéaliste parce que tout en regardant la vérité en face, il refuse le réalisme plat et le pessimisme larmoyant. Tous ses films finissent sur une note d’espoir, un happy-end parfois mélancolique, mais tourné vers un avenir plus beau. Ainsi, le parcours chaotique de ses personnages n’apparaît pas vain.
Une mise en scène sobre et efficace
John Ford se plaisait à dire qu’il ne savait pas parler du cinéma, car il n’y connaissait rien. La vérité est plus complexe, bien sûr, mais cette petite pique, révélatrice du caractère bougon et renfermé du cinéaste, est moins dénuée de sens qu’il n’y parait. John Ford déteste les effets, les mouvements prétentieux de caméra. Tout ce qu’il montre a de l’importance, rien n’est laissé au hasard, mais le spectateur ne doit pas s’en rendre compte. La caméra chez Ford se fait invisible, et pourtant tout est chargé de sens. Le cinéaste réfute pratiquement le symbolisme, et pourtant chaque plan fourmille de symboles. C’est cette apparente contradiction qui transforme un honnête réalisateur en génie.
Ford oblige à tout regarder, les moindres recoins de l’écran, qui peuvent dissimuler des détails, mais il ne force pas le spectateur à comprendre la symbolique. Celle-ci se fait discrète pour s’imposer d’elle-même. Une contre-plongée sur un personnage ou l’attitude que celui-ci adopte (par exemple, la position verticale de Lincoln, assis et les pieds sur une autre chaise dans Vers sa destinée) indiquent souvent une position de supériorité intellectuelle et morale. En effet, la contre-plongée sur le héros fait que son interlocuteur, pour rétablir l’équilibre, paraît plus petit. La position verticale d’un individu accentue sa différence avec ceux qui restent en position horizontale.
La caméra de Ford est souvent immobile, et lorsqu’elle doit se déplacer, elle le fait toujours avec une lente élégance. Ce qui intéresse le cinéaste, ce sont avant tout les mouvements à l’intérieur du cadre et « la mise en espace ». Le cinéma de Ford fonctionne en termes de tableaux, où la place attribuée à chaque personnage le définit. La Poursuite infernale en est l’exemple paroxystique. Chaque position ou déplacement des personnages suggère une atmosphère, ou annonce un événement. Dans la scène époustouflante de la rencontre entre Wyatt Earp et Doc Holliday, la tension est concentrée sur un long comptoir de saloon vide, au bout duquel se tient Holliday, à l’arrière-plan, et vers lequel se dirige lentement Wyatt Earp, avec au premier plan un groupe d’hommes apeurés. Puis la caméra se place face aux deux protagonistes, et le bar semble infini, comme si l’atmosphère ne devait jamais s’apaiser. Mais lorsque Doc Holliday pacifie le face à face par un « j’offre un verre », les hommes viennent s’agglutiner contre le comptoir, remplissant la pièce. En une fraction de seconde, la tension a disparu. Plus loin, lorsque Wyatt Earp poursuit à cheval la diligence conduite par Holliday, la façon dont entrent dans le champ chacun des personnages (Holliday de droite à gauche, Earp de gauche à droite) indique que Earp ne suit pas le même chemin et qu’il va parvenir à doubler la diligence, pour se retrouver face à elle.
Le style Ford
S’il y a bien un style Ford, qui se perpétue à travers tous ses films, le cinéaste le doit avant tout à son grand sens de l’amitié. Ses collaborateurs racontent tous à quel point il pouvait se montrer tyrannique et brutal envers eux, mais une fois entré dans « la bande Ford », on ne la quittait plus. En témoigne cette fidélité du cinéaste envers le compositeur Alfred Newman, ou les scénaristes Nunnally Johnson (Je n’ai pas tué Lincoln et Les Raisins de la colère) et Dudley Nichols. Quant aux acteurs, ils ont souvent trouvé leurs meilleurs rôles chez Ford : Ward Bond, par exemple, magnifique trogne de La Poursuite infernale ou Vers sa destinée ; Will Rogers, le sympathique charlatan de Steamboat Round the Bend ; Maureen O’Hara, l’Irlandaise (Qu’elle était verte ma vallée) ; Harry Carey, le fidèle ami (Je n’ai pas tué Lincoln). Henry Fonda, premier alter ego de Ford avant la rencontre avec John Wayne, est l’incarnation parfaite des héros honnêtes et intègres, aussi divers que Wyatt Earp, Abraham Lincoln et Tom Joad.
Cette continuité dans le choix de l’équipe de ses films permet à Ford de souligner la cohérence de son œuvre. Mais surtout, elle provoque une relation très intime, presque complice avec le spectateur, qui prend plaisir à retrouver des acteurs qu’il connaît et qu’il identifie dans des rôles très précis. Le public qui va voir un John Ford y prend du plaisir car il sait à quoi s’attendre. En fait, les films fordiens racontent tous plus ou moins la même chose : l’histoire d’un voyage (sur le Mississippi, d’une ville à l’autre, à travers le Grand Canyon, ou les recoins d’une vallée) que le héros répète sans cesse, et au fil duquel il va apprendre des choses, rencontrer d’autres individus, nouer des liens. Mais le mot « fin » n’indique que le début d’un nouveau périple.
Ce n’est pas ce qu’on dit qui importe, mais la manière dont on le dit. John Ford est l’un des premiers à l’avoir compris. Un film, ce n’est pas une histoire, ce sont des images, ou plutôt des scènes : celle de la danse entre Clémentine et Wyatt, qui ne raconte rien, mais qui dit tout mieux qu’un dialogue; ou celle du héros solitaire qui s’éloigne au loin, en arrière-plan dans l’horizon, comme pour mieux symboliser son entrée dans la légende (Abe Lincoln dans Vers sa destinée). Comme l’explique Andrew Sinclair dans sa biographie de John Ford, on reprocha rétrospectivement au cinéaste d’utiliser ces images, vues comme des poncifs du cinéma classique. Mais ces critiques oubliaient que John Ford les avait créées, et que loin d’avoir imité d’autres metteurs en scène, il leur avait ouvert la voie, facilité le chemin.
Enfin, John Ford fut aussi l’un de ceux qui, non content de ne pas s’enfermer dans un genre précis (les westerns ne constituent qu’une partie de sa filmographie), fit beaucoup pour le mélange des genres. Malgré la gravité de certains sujets, l’humour n’est jamais absent de ses films. Il faut voir ainsi comment le héros de Steamboat round the Bend transforme deux mannequins de cire représentant des prophètes en hors-la-loi car « plus personne ne s’intéresse aux prophètes », ou comment le sérieux Lincoln triche au jeu à la corde…
Ford n’était pas un sentimental. Il ne filma jamais d’histoires d’amour, et pourtant l’amour de l’homme est omniprésent dans son cinéma. Chacun de ses films est si riche en détails qu’on ne se lasse jamais de les regarder. John Ford est un des cinéastes pour lequel il est évident de dire que sans lui, le cinéma ne serait pas le même. En fait, il est de ceux grâce auxquels on aime le cinéma.