Réalisée juste après les deux chefs d’œuvre que sont Les Raisins de la colère et Qu’elle était verte ma vallée, cette adaptation du roman homonyme d’Erskine Caldwell fait bien pâle figure dans la filmographie du grand John Ford. Si le film offre quelques trouvailles visuelles et une très belle photo, l’intérêt du scénario s’avère bien vite limité, la faute à une galerie de personnages pas vraiment passionnante.
La Route au tabac, s’il est très mineur dans la carrière du réalisateur de La Chevauchée fantastique, s’inscrit dans la parfaite continuité des thèmes abordés dans ses précédents films. Des Raisins de la colère à Qu’elle était verte ma vallée, John Ford, sans jamais renier son intérêt pour la grandeur de l’idéal américain décliné tout au long d’une belle série de westerns ou de films historiques dans les années 1930, a rajouté une nouvelle corde à son arc : celle du conteur dans une Amérique ravagée par la Grande Dépression où la misère semble se répandre comme la peste. Empreinte d’une forte dimension sociale, cette séries de films réalisés peu avant l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale ne fait évidemment pas l’apologie d’un idéal socialiste que John Ford, en bon Républicain à tendance humaniste, à toujours tenu en horreur. Les valeurs-refuge (la famille, la religion) sont érigées en rempart contre la misère la plus totale, seules capables d’encourager l’individu à toujours trouver dans le travail une source de valorisation sociale.
Ici, John Ford adapte un roman à succès, celui d’Erskine Caldwell, souvent présenté comme l’écrivain américain le plus censuré de l’histoire. Soucieux de parler des miséreux laissés sur le carreau par la crise économique des années 1930, celui-ci se refuse pourtant à toute complaisance : tout au long de son œuvre, il dépeint une population sale, vile, paresseuse et arriérée, à la limite de la dégénérescence. Ce parti-pris, s’il n’en dénature pas l’acuité avec laquelle le romancier s’attache à décrire la dureté d’un milieu, a longtemps été interprété comme un acte de trahison de la part des ruraux qui n’y voyaient là que mépris. Le petit théâtre des horreurs qu’en a fait John Ford dans le cadre de cette adaptation donne également ce vague sentiment d’assister à un étalage de bêtise crasse, pas toujours d’une grande subtilité : la famille Lester, si elle doit faire face à un risque d’expropriation, n’a en effet rien de bien attirant. Le père, un vieillard voleur, est vaguement rattrapé par une épouse plus pieuse, mais les deux enfants encore à leur charge achèvent ce tableau effrayant : le fils beugle tout le long du film (on finit par lui mettre une voiture – et surtout un klaxon – entre les pattes pour calmer ses ardeurs) et la fille, belle plante à la limite de l’autisme, passe son temps à se rouler dans la terre pour communiquer avec son environnement. Seule consolation, la sauvage en question est interprétée par une jeune débutante, Gene Tierney, qui connaîtra heureusement une fructueuse carrière autrement plus glamour.
Pour autant, le film de John Ford, bien que très mineur dans sa filmographie, n’est pas exempt de quelques jolies trouvailles visuelles et de beaux moments de grâce. On passera sur l’humour très balourd de certaines scènes (ce n’est définitivement pas la force du réalisateur) pour plutôt se concentrer sur la magnifique photo d’Arthur C. Miller, tout en contraste, donnant de jolis accents naturalistes à cette histoire qui manque cruellement de finesse. Dans les dernières minutes du film, lorsque le couple se croit définitivement exproprié de la maison où ils ont passé leur existence, un joli plan s’étire – plus long que les autres – sur le visage du vieillard fatigué, s’abandonnant à lâcher quelques larmes qui sonnent comme autant de regrets de ne pas avoir vécu la vie dont il aurait rêvé. Moraliste, John Ford ? Oui, mais pas inconscient pour autant : une fois les choses rentrées dans l’ordre, le père Lester promet qu’il s’acharnera au travail pour obtenir le confort qu’il mérite. Personne n’est dupe et sait qu’il n’en sera rien. Mais l’espace de quelques secondes, John Ford semble avoir accepté qu’il puisse exister une marge au rêve américain.