Alors que le Centre Pompidou lui consacre une rétrospective et exposera l’installation sur Saint Antoine qu’il a créée en Corée, João Pedro Rodrigues s’est acquitté de la rituelle et angoissante question posée par le musée aux cinéastes auxquels il rend hommage : où en êtes vous ? Cet automne voit aussi la sortie, chez Post Edition, d’un livre d’entretiens menés par Antoine Barraud qui co-produit le cinquième long métrage du cinéaste portugais. Mais c’est surtout de son travail sur L’Ornithologue qu’il nous a parlé, quelques jours avant sa projection en séance spéciale du festival de La Roche-sur-Yon.
Comme c’était déjà le cas de votre précédent long métrage, La Dernière Fois que j’ai vu Macao, L’Ornithologue mélange des matériaux disparates : des plans documentaires d’observation ornithologique et un récit de fiction qui suit le personnage de Fernando. Comment s’est élaboré le tournage de ces deux types d’images ?
Le tournage s’est fait en deux fois, à un an d’intervalle. Au printemps 2014, j’ai d’abord beaucoup filmé la partie sauvage du Douro qui marque la séparation entre le Portugal et l’Espagne. Ces gorges sont très méconnues parce qu’il s’agit d’une réserve naturelle à laquelle on accède seulement avec un permis. J’avais déjà pensé à plusieurs espèces d’oiseaux que je tenais à filmer, comme la cigogne noire qui est une espèce rare qu’on ne trouve que dans cette partie du Portugal, la plus sauvage du pays. Contrairement à la cigogne blanche qui est grégaire, la cigogne noire, très solitaire, vit en couple pour toute la vie et se cache de l’homme comme des autres animaux. Elle vit dans des lieux très arides et très inhospitaliers. Elle est comme le double du personnage de Fernando qui veut se perdre dans la nature. Je savais déjà que ces images s’intégreraient à une fiction, qu’elles apparaîtraient comme le regard subjectif du personnage principal à travers des jumelles. Lorsque j’étais en résidence à Harvard, j’ai réécrit le scénario en fonction des oiseaux que j’avais filmés l’été précédent. J’ai repensé sa structure en montant les images. Puis, en 2015, j’ai préparé le film avec les acteurs et j’ai tourné durant l’été.
Il s’agit davantage du territoire des oiseaux que de celui de l’homme, en somme.
Oui, comme le film est l’histoire d’un voyage dans le temps, cela m’intéressait que ce paysage n’ait pas changé depuis des siècles. Saint Antoine, qui a vécu au Moyen Âge, aurait pu voir ces lieux tels qu’ils sont aujourd’hui ; il aurait pu y rencontrer ces espèces d’oiseaux qui existaient déjà dans cette région. J’ai voulu fonctionner comme dans un documentaire animalier : un scientifique part à la recherche d’oiseaux. Bien sûr, je ne filme pas comme National Geographic, mais c’est le modèle que j’avais en tête. Je souhaitais tout filmer au même niveau. Le premier être vivant que l’on voit est un grèbe qui sort la tête de l’eau. La première fois que l’on voit le personnage de face, il émerge lui aussi du fleuve. Ce montage est pensé pour mettre à égalité oiseaux et humains. J’aimerais que le spectateur se demande au début du film s’il va suivre les oiseaux ou plutôt le personnage. J’aurais très bien pu abandonner l’homme pour lui préférer les animaux. Lorsque j’étais enfant, je voulais être ornithologue, et l’une des questions que je me posais était : « est-ce que les oiseaux me regardent comme je les observe ? »
La sensation de la nature passe énormément par la bande-son : comment l’avez-vous travaillée pour donner à entendre la forêt ?
Je ne supporte pas, dans un film, de voir un aigle, par exemple, auquel est associé un cri bizarre qui ne lui correspond pas. J’ai tout de suite le sentiment que ça n’est pas lui ! J’ai procédé selon une exigence d’exactitude scientifique : tous les cris que l’on entend correspondent aux oiseaux que l’on voit. Je me suis toujours appuyé sur le son direct, même si j’ai dû le retravailler énormément puisque je double la voix de Fernando. Il m’importait également que la musique originale soit entièrement acoustique : je souhaitais une musique composée tout en trouvant qu’un orchestre ne conviendrait pas. J’ai rencontré la violoncelliste Séverine Ballon à Harvard, où elle était elle aussi en résidence. C’est très impressionnant de la voir jouer : elle est très extatique, et cela correspondait à mon idée que tout soit naturel dans le film. Nous avons beaucoup parlé des thèmes, de la façon dont ils reviennent avant qu’elle ne joue sur les images.
Cette exactitude scientifique n’est pas nécessairement perceptible. Tout comme la lecture religieuse du film n’est pas totalement accessible au spectateur qui n’a pas de connaissances spécifiques dans ce domaine. En quoi est-il néanmoins important pour vous que le film soit très documenté sur ces deux sujets ?
Le film raconte le trajet de Saint Antoine, franciscain né à Lisbonne et mort à Padoue. Cette histoire a largement été écrite à titre posthume, ce qui en fait une sorte de mythe que je souhaitais me réapproprier, moi Portugais du XXème siècle. Beaucoup d’événements mythiques ou réels viennent créer la structure du film. Lorsque Saint Antoine a été chassé du Maroc où il était venu évangéliser la population, son bateau a été pris dans une tempête et a fait naufrage. J’utilise cet événement pour nourrir le récit du canoë-kayak qui s’échoue dans les rapides. Il n’est pas essentiel de connaître cette hagiographie pour comprendre l’histoire qui peut être vue comme un simple récit d’aventure ou un western : un homme face à la nature doit dépasser plusieurs étapes pour survivre. Sans dire que j’ai fait un film écologiste, L’Ornithologue est lié aux questions actuelles sur ce que nous faisons subir à ce monde, à la nature.
Pourquoi est-elle pourtant si présente au moment de l’écriture ?
Parce que mon envie était de raconter l’histoire de Saint Antoine ! La dictature qui a régné pendant la plus grande partie du XXème siècle au Portugal a pris pour pilier la religion et s’est approprié ce saint comme patron de la famille et des bonnes mœurs. Alors qu’il avait précédemment symbolisé le mythe du franciscain qui abandonne la vie matérielle et les richesses pour une existence proche de la nature. Je voulais redonner ce sens-là, dont elle avait été détournée, à cette figure qui m’émeut. J’avais déjà évoqué ce personnage dans Matin de la St Antoine. Le 13 juin, on célèbre à Lisbonne l’anniversaire de la mort du patron de la ville. Au lendemain de cette fête païenne, la plupart des Lisboètes rentrent chez eux très saouls : je voulais filmer ce moment.
On peut dire que les jeunes gens que vous filmez dans ce court métrage sont ivres morts… littéralement.
Oui, ils traversent la ville au petit matin, transformés en zombies ! J’aime utiliser des éléments de la culture populaire pour les transformer et les faire miens. Là, j’ai fait de ce rite un film d’horreur.
Ce que l’on retrouve d’un film à l’autre, c’est la récurrence du regard en plongée : celui de la statue du Saint dans Matin de la Saint Antoine, celui des oiseaux dans L’Ornithologue.
Dans Matin de la Saint Antoine, le regard était permanent et omniscient. Ici, il s’agit vraiment d’un basculement de point de vue entre l’homme et les animaux.
Vous n’avez d’ailleurs pas filmé les hommes et les oiseaux avec la même caméra.
Pour des raisons de budget, mon intention première de tourner en 35mm n’a pas pu se concrétiser. La pellicule aurait augmenté encore la différence de texture entre les deux tournages à laquelle je tenais. Nous avons choisi une Alexa et sélectionné différentes lentilles. Tourner en Scope avec un objectif anamorphique renforce le rapport de monumentalité que je souhaitais obtenir entre l’homme et le décor. J’avais en tête les westerns de Budd Boetticher ou Anthony Mann qui datent des années 50, à l’apparition de ce format, et qui mettent en scène un homme face à une nature âpre, pierreuse. Même si le personnage de Fernando est un corps de chair, je le vois aussi comme très minéral. À force de me demander comment filmer le regard de haut des oiseaux, j’en suis arrivé à filmer avec deux caméras différentes : une GoPro lorsqu’ils sont immobiles et un drone de surveillance lorsqu’ils volent. Ce sont pourtant des caméras que je n’aime pas du tout. Je trouve leur utilisation trop systématique. Je voulais que cela ait vraiment du sens. Je n’ai pas peur d’utiliser des choses qui me déplaisent : je n’aime pas que l’objectif de la GoPro altère l’espace par son arrondi. Pourtant, cela coïncide avec ce que j’imagine, d’après ce que j’en ai lu, de la perception des oiseaux qui ont une vision bien plus large et concentrée que la nôtre. Le cinéma, c’est toujours le choix du point de vue. Bien sûr, le regard porté en plongée sur Fernando pourrait venir d’encore plus haut … mais comme je n’y crois pas, je préfère ne pas le nommer !
Justement, pour représenter ces personnages mythiques, vous avez choisi des corps très singuliers. Comment avez-vous constitué ce casting assez disparate qui mêle acteurs professionnels et amateurs ?
Je voulais un personnage très physique, ce qui m’a naturellement fait chercher du côté d’acteurs américains. D’autant que le motif du corps plongé dans la nature me vient du western et je voulais que cela se ressente. Mon producteur français (Antoine Barraud) m’a parlé de Paul Hamy que j’avais vu dans Suzanne de Katell Quillévéré. J’ai toujours besoin de rencontrer les acteurs pour savoir si nous allons nous entendre. J’ai aimé le fait qu’il soit mi français, mi-américain et qu’il ait une beauté de statue ancienne, mais pas très travaillée dans le sens moderne. Je ne voulais pas un corps qui ressemble aux body-builders que j’avais filmés dans Le Corps du roi. L’idée de ce court métrage était très simple : il s’agissait d’organiser un casting pour trouver l’acteur qui pourrait incarner le premier roi du Portugal. C’est sur ce tournage que j’ai rencontré Xelo Cagiao qui joue Jésus. Je n’avais pas pensé à lui en écrivant le scénario, mais quand il est venu pour participer au Corps du roi, il était évident que ce devait être lui. Aujourd’hui, le stéréotype corps de ville/corps de campagne n’existe plus vraiment. Pourtant, il y a quelque chose dans le corps de Xelo de paysan, de vrai. De plus, il est d’une discipline remarquable, surtout pour un non acteur. Il a pris des courts de langue des signes, toujours dans cette idée de vraisemblance. Nous avons énormément répété. Juste en le regardant, je crois qu’il pourrait être berger, qu’il pourrait boire le lait directement au pis de la chèvre. Pour jouer la Diane chasseresse, j’ai immédiatement pensé à Juliane Elting que je connais depuis longtemps, et apprendre qu’elle connaissait le latin a confirmé ce choix instinctif.
La présence des deux Chinoises est-elle une façon de solder votre « période asiatique » ?
Il est vrai que ces deux jeunes femmes qui semblent innocentes et pieuses mais se révèlent perverses pourraient venir des films que j’ai réalisés en Asie avec João Rui Guerra da Mata, mon compagnon. J’ai cherché ces deux comédiennes chinoises de façon plus classique que les autres acteurs. Même si j’ai fait le chemin de Saint-Jacques de Compostelle pour vérifier qu’il était cohérent d’y croiser des Chinoises. Et on y rencontre en effet de très nombreux Asiatiques ! Cela paraît sans doute paradoxal, mais comme je prends des chemins très étranges, il est indispensable pour moi de partir d’un ancrage réaliste.
La transformation du personnage se fait progressivement. Son identité se délite morceau par morceau : Il perd sa voix, puis son vêtement, puis ses papiers…
C’est sans doute pour qu’on le croie que j’ai besoin que ça se produise petit à petit … L’idée de changer de corps est tellement artificielle ! J’ai pensé très tôt à donner ma voix au personnage incarné par Paul Hamy. Même si Paul a très bien appris le portugais, il ne pouvait pas parler comme un natif. J’ai tourné deux versions des scènes où j’apparais, l’une avec Paul, l’autre avec moi. Je n’arrivais pas à être certain que le changement de corps fonctionnerait. Lorsque cette décision s’est faite au montage, est venue aussi l’idée qu’il prenne ma voix, comme si son corps était déjà hanté par moi. Je suis très intrigué de savoir à quel moment les spectateurs me reconnaissent, car j’apparais très tôt dans le film, mais de façon assez furtive. Beaucoup de spectateurs disent qu’ils ont senti quelque chose d’étrange sans pouvoir définir quoi. J’aime ce trouble que nous sommes parvenus à créer au montage. J’aime que mes personnages aient des choses à cacher.
Après une plongée au plus profond de la nature, le film rejette assez violemment le spectateur dans le monde contemporain avec le plan qui voit Fernando et Jésus entrer à pied dans Padoue.
Il était très clair dès le début qu’il devait arriver en ville à la fin. Son destin s’accomplit lorsqu’il arrive à Padoue, en couple ou accompagné d’un disciple : je ne sais pas quelle fonction il faut donner à ce garçon. J’ai pensé au duo que forment Toto et Ninetto Davoli dans Des oiseaux petits et gros de Pier Paolo Pasolini. Il est habillé avec des vêtements contemporains : ce mélange entre deux époques était indispensable à mes yeux. Moi qui n’ai reçu aucune éducation religieuse, j’ai découvert les histoires de la Bible par les tableaux. Ce qui me frappe toujours dans ces représentations, c’est à quel point elles contiennent le sacré et le profane simultanément. L’érotisme des sculptures de Sainte Thérèse d’Avila par Le Bernin donne à ressentir la notion d’extase qui émane de ses écrits. Comme Le Caravage qui a peint des Saints qui sont aussi des hommes et des femmes … Comment faire mienne une hagiographie écrite à une époque lointaine ? « Comment figurer la sainteté ? » : voilà une idée qui m’intéresse. L’un des miracles accompli par Saint Antoine a été de tenir Jésus dans ses bras. La description que j’ai lue de cette rencontre est incroyablement sensuelle. Avec ce film, j’ai voulu l’érotiser davantage.