En avril 2010, la sortie de Mourir comme un homme, troisième long métrage de João Pedro Rodrigues, suscitait l’enthousiasme critique au point d’amener une grande partie de la presse spécialisée à très bien classer dans les tops annuels ce mélodrame musical mêlant crudité et douceur, noirceur et couleurs. Près d’un an après, Épicentre Films édite le film en DVD, ce qui lui permettra, on l’espère, de s’affranchir d’un accueil plutôt mitigé en salles et de s’installer comme l’une des réussites du cinéma de ces dernières années. En guise de compléments proposés dans l’édition, on trouve un entretien mené par Jean-Marc Lalanne et quelques belles mais courtes scènes écartées du montage final. À l’occasion de cet événement, nous avons rencontré l’auteur d’O Fantasma et Odete, rétif à l’analyse des liens que ses films entretiennent entre eux et avec ceux des autres, davantage enclin à raconter la manière dont ils se font.
O Fantasma était un film assez brut et froid, Odete un film plus coloré mais de façon presque agressive, et leurs personnages étaient des obsessionnels qui portaient quelque chose d’inquiétant dans leur rapport au monde. Même quand il se passe des choses graves dans Mourir comme un homme, ça reste plus serein, et même empreint d’humour. Est-ce que cette évolution s’est faite volontairement ?
Je ne sais pas très bien, mais c’est peut-être aussi parce que c’est un personnage plus âgé, qui arrive à la fin de sa vie et qui repense à ce qu’elle a été jusque là. Les autres, c’était des jeunes qui ne pensent pas à ce qu’il y a derrière eux, qui ne pensent qu’au devant. Là, c’est un film tourné vers le passé, c’est peut-être ça qui donne cette impression. Mais ce n’était pas une chose consciente.
Cette douceur passe aussi par l’importance que vous donnez, par exemple, au vent qui souffle dans les feuilles des arbres. D’une certaine manière, vous y avez donc pensé en travaillant la forme, l’atmosphère du film, non ?
Les films précédents sont des films urbains ; dans celui-là, la campagne a quand même un rôle plus important : c’est peut-être lié à ça. Mes films se passent à Lisbonne, mais ce n’est pas une Lisbonne qu’on reconnaît facilement, je crois, même si parfois on voit le grand pont. Dans les premiers, il s’agit de parler de cette ville comme si c’était un terrain vague. Je ne sais pas trop comment dire… L’espace se construit par le film. Bien sûr, c’est un endroit qui existe, mais la ville se construit par l’espace du film, comme si c’était une ville qui n’existe pas en réalité. Quand on est dans une rue, on voit un bout de rue, on ne voit pas la rue en entier. Ces fragments d’espace construisent la ville, l’endroit où se passe le film. Mais je ne sais pas si ça a à voir avec la question !
Est-ce qu’on pourrait dire la même chose du personnage, dont on ne verrait que des fragments sans arriver jamais à se représenter la totalité ?
Peut-être plus dans les autres films, oui. Par exemple dans O Fantasma, on sait très peu de lui, c’est un personnage qui ne parle presque pas, on le voit agir tout le temps. Il est seul, on ne parle pas quand on est tout seul. Dans Odete, il y a deux personnages principaux, donc de quoi faire déjà plus de dialogues, c’est plus bavard…
Le fils du personnage principal, qui fait l’ouverture du film, est très impulsif, pas très ouvert au dialogue, il assouvit des pulsions sexuelles, des pulsions morbides : c’est comme s’il venait faire le lien avec O Fantasma…
Oui, le début du film, très sombre, peut faire penser aux autres films, surtout au premier. Mais je n’y ai pas pensé comme ça, parce que je ne cherche jamais à faire des connexions entre mes films…
C’est un truc de critiques, ça !
(rires) Je ne sais pas… En tout cas, oui, ça fait du sens ce que vous dites. Mais ça n’était pas fait exprès pour créer un lien entre les films. Je pense qu’il y a un lien entre mes films, mais je ne sais pas très bien ce que c’est… C’est moi ! Je l’espère, du moins. J’espère qu’il y a quelque chose qui passe d’un film à l’autre, même si j’essaie de faire en sorte qu’ils soient différents. Je ne veux pas faire le même film tout le temps, mais je crois quand même qu’ils se ressemblent.
Justement, chaque film semble travailler à sa manière le fluide corporel : l’urine et le sperme dans O Fantasma, le sang dans Odete, le pus dans Mourir comme un homme. Est-ce que là encore c’est une manière de chercher artificiellement des liens entre les films ?
Non, c’est vrai ! Je dois admettre que c’est vrai, mais…
Qu’est-ce qui vous intéressait là-dedans ?
Dans mon premier film, il y avait vraiment cette idée de « comment filmer un corps ? » Peut-être est-ce une chose qui est restée. C’était le corps d’un garçon, un corps d’homme. Dans le deuxième film, il y avait une fille aussi. Et là, il y a un corps âgé, qui est un corps qui pourrit, d’une certaine façon. Un corps qui, en plus, est dans un entre-deux, ni une chose ni une autre – il y a même Rosário qui dit, à un moment : « Tu n’es ni poisson ni viande. » Mais… En fait, cette obsession de « comment filmer un corps ? » qu’il y avait dans mon premier film, ce n’est pas quelque chose qui m’obsède tellement maintenant, je crois. Par contre c’était compliqué parce que jusqu’ici je n’avais travaillé qu’avec des jeunes, et là il y avait quelqu’un de beaucoup plus âgé. L’enjeu n’est pas que dans la représentation, mais aussi au niveau du travail : un acteur plus âgé, comment je vais parler avec lui ? Parce que c’est quelqu’un qui a vécu, qui a plus d’expérience. Le film parle un peu aussi de ça : de quelqu’un qui a sédimenté toute une vie. Son corps est fait de son passé. Et par ailleurs, il a transformé son corps ; ce n’est pas le corps que la nature lui a donné, il est allé contre sa nature, d’une certaine façon, et à la fin, c’est comme s’il acceptait sa nature première…
À propos, ce parcours de personnage, que vous avez qualifié de « tragique » dans de précédentes interviews, est-ce que vous avez envisagé qu’il puisse être interprété comme un discours sur le changement de sexe, comme une manière de dire que c’est impossible, aussi bien de devenir « vraiment » une femme, que de rester dans un entre deux ?
Ça, ce serait vrai si les films étaient exemplaires, mais je ne prétends pas que les films soient exemplaires. Raconter ce que c’est qu’être un transsexuel n’a jamais été mon but, même si l’histoire se base sur des choses vraies : j’ai fait des interviews pour préparer le film. Et l’idée de la fin, elle est venue de quelqu’un qui est mort au début des années 1990, un transsexuel qui a demandé à être habillé comme un homme à son enterrement, parce qu’il croyait que le jour du Jugement Dernier, quand il allait se retrouver face à Dieu, s’il était habillé en femme, ça n’allait pas passer ! (rires) C’est un peu la même idée. C’est une belle idée, une idée de tragédie, et en même temps je peux comprendre ce personnage. Après, j’ai aussi interviewé des gens, des transsexuels – plus jeunes – qui ont des vies, je ne sais pas, plus heureuses, même si c’est toujours compliqué… Comme je ne demandais pas des détails, les gens me racontaient ce qu’ils voulaient me raconter, généralement les côtés heureux, mais quand tu es enfant et que tu te rends compte que quelque chose ne va pas dans ton corps, j’imagine que c’est compliqué… Mais bon, ce n’est pas ce que je voulais raconter. J’aurais pu raconter une histoire heureuse, mais ce n’était pas l’histoire que je voulais raconter.
Il y a quand même Jenny qui apporte une façon glamour et, disons, pas douloureuse d’être transsexuel, et en même temps elle reste comme une statue, une déesse, elle a quelque chose de très mystérieux… Et il y a quelque chose de très beau, c’est la relation ambivalente entre Tonia et Jenny : elle sont souvent en rivalité quand elles sont en présence l’une de l’autre, comme si Jenny allait prendre la place de Tonia, et en même temps il y a un dévouement de Tonia pour Jenny, elle veut que Rosário lui fasse les plus belles robes et que son spectacle soit le plus beau…
Oui, c’est une évidence que c’est un cas réussi, Jenny, elle est tellement belle, elle est tellement « femme »… Mais c’est curieux, parce qu’au moment où on a fait le film, elle n’était pas opérée, l’actrice. Je raconte ça parce que je l’ai revue très récemment et elle m’a dit « J’ai fait l’opération ! », j’ai fait « Ah oui ? » (rires) Mais bon, dans le film on ne sait pas ça, ce n’est pas important. Pour moi, par contre, à la fin du film, quand on voit le corps de Tonia nue, même si ce n’est pas le même corps que l’acteur, c’était important de voir le sexe. Parce qu’il faut se dire « Ah oui, cette femme avait un pénis. » Jenny, je l’ai toujours vue comme un genre d’oracle, parce qu’elle parle très peu. C’est quelqu’un que j’ai connu en faisant les interviews pour le film et qui a toujours parlé très peu, qui pour moi était quelqu’un de très mystérieux. Après je l’ai connue un peu mieux, et finalement elle n’est pas si mystérieuse que ça, mais l’idée du personnage est venue comme ça. Elle a un côté Sphinx, et même si j’ai découvert qu’elle était aussi autre chose que ça, c’est ce côté en elle qui m’intéressait. La photo dans la maison de Maria Bakker, c’est un pastiche des photos de Noubas par Leni Riefenstahl. Pour moi elle a toujours été une sorte de sorcière qui peut voir et être partout…
Comment avez-vous construit le personnage de Tonia ? Quand on voit l’acteur tel qu’il est « au naturel », la transformation est impressionnante et il y a une vraie cohérence dans son univers, ses choix de vêtements, quand on voit ses photos on sent tout un passé d’artiste de scène… De quoi vous êtes-vous nourri ? de références de cinéma, de personnes croisées ?
Toutes les photos qu’on voit chez elle, ce sont de vraies photos de scène qu’elle m’a prêtées… Enfin «~lui~», parce que lui n’a pas fait de changement de sexe… Donc quand on voit les seins, c’est faux, mais sinon c’est vraiment un travesti.
Donc c’est lui qui a apporté son univers ?
Pas tout son univers, non. Par contre il a donné son corps, et forcément un corps ce n’est pas innocent, ça vient avec un poids, et c’est un corps qui n’est pas tout jeune. Et ce qui m’intéressait en lui, c’est qu’il a un corps qui n’est pas « évidemment » un corps de transsexuel, il a un corps très viril, et c’est comme si le corps trahissait son envie de changer de sexe, c’est comme si le corps ne le laissait pas faire, pour moi. Le corps est la nature, et ne veut pas ce qui est dans sa tête. Et finalement c’est le corps qui gagne. Bon, après il y avait effectivement un personnage dans ma tête : Lola Montès. C’est aussi la fin d’une vie, même si le film d’Ophuls est construit en flash-back. Elle est arrivée à la fin de sa vie, elle rejoue sa vie dans un cirque, devant un public, et on est toujours de son côté. Je voulais que Tonia ait la même dignité que Lola Montès peut avoir, enfin c’est ce que j’ai essayé de faire, même si après c’est très différent.
Quand Rosário et Tonia arrivent au bord du lac, on a la puissante impression de se retrouver face à Péché mortel (John Stahl) ou au Secret magnifique (Douglas Sirk). Est-ce que c’était voulu ou est-ce une manifestation de votre inconscient cinéphilique ?
J’avais envie de faire un film où on sorte de Lisbonne et j’avais envie de retourner dans des endroits où j’ai passé mon enfance. Mon père est d’un village qui est tout près de ce lac et j’allais en bateau sur ce lac quand j’étais enfant, pendant les grandes vacances d’été. Ce n’est pas que j’aie pensé à une histoire comme ça sur ce lac quand j’étais enfant – je ne savais même pas que ça existait des transsexuels (rires) –, mais je retourne toujours dans des endroits que je connais, dans tous mes films. Ils sont dans ma tête, et ces endroits trouvent une place dans mes histoires au fur et à mesure que je les développe. Bon, bien sûr, il y a ce côté mélodrame, mais… je ne sais pas. Bien sûr que je connais ces films, et on peut y penser, mais ce n’est pas ça qui m’a poussé à montrer ceci ou à faire cela de telle ou telle façon.
L’arrivée à la maison de Maria Bakker relève vraiment du conte. Tout d’un coup on décroche du monde extérieur et on découvre une maison au fin fond des bois, où l’on trouve deux personnages assez fantaisistes. Est-ce que ce serait lié aussi à des souvenirs d’enfance ?
C’est évident que c’est lié au conte, bien sûr. On peut même penser que les deux personnages n’existent pas. Ce sont peut-être des fantômes, c’est un monde de fantaisie. On y arrive d’une façon très concrète et très réelle, on se perd, on s’égare – ça arrive à Tonia et aussi au soldat au départ – et il y a ce plan qui se répète, une fois la nuit une fois le jour : celui de la balançoire. Et pour moi, cette balançoire, c’est aussi un lieu d’enfance, c’est le retour à la fantaisie, au jeu, ça va et ça vient… C’est comme une frontière, c’est la porte qui ouvre vers un autre monde. C’est un peu comme le trou dans Alice au pays des merveilles. Pour la maison, j’ai mélangé des endroits différents. Le lac, c’est plus au centre du Portugal ; mais il n’y a pas de forêt aussi dense, là où je passais mes vacances, alors on a filmé à Sintra. Parce qu’aussi, quand j’étais petit, mon père avait un ami qui avait une maison à Sintra, mais vraiment au fond des bois, au bout d’une route, c’était impressionnant, et j’ai dormi plusieurs fois dans cette maison. J’ai essayé, au départ, de retrouver cette maison pour y tourner : c’était vraiment la maison parfaite, avec de gros arbres autour, les séquoias qu’il y a à Sintra… Mais elle a été transformée en chambres d’hôtes, dénaturée pour faire plus chic. Alors on en a trouvé une autre, une toute petite maison. Et finalement ça fait encore plus conte de fées parce qu’elle est toute recouverte de lierre, comme si c’était une maison dans un arbre, une maison faite de nature… comme une maison de chocolat mais en végétation !
Dans le film, les personnages chantent très souvent. La plupart du temps ce sont des chansons de variété ou des comptines comme on chante dans la vie, a cappella, un peu faux, mais il y a aussi un playback sur scène et dans le plan-séquence final ; et puis, dans la forêt, ce gospel qui vient de nulle part… Comment est venue cette importance donnée à la chanson ? Seriez-vous tenté par une approche plus traditionnelle du genre de la comédie musicale ?
J’ai pensé que le film serait aussi une comédie musicale. Mais l’idée c’était de faire une comédie musicale pas spectaculaire. Parce que normalement, dans une comédie musicale, c’est un écran large, par exemple – enfin non, mais la plupart auxquelles je pense sont en Scope –, et j’ai décidé de faire le film en 1.33 ; il y a les chansons, la musique, les mouvements de caméra, et j’ai essayé d’enlever tout ça et de faire une comédie musicale de chambre, ou plus intime, je ne sais pas très bien comment dire… Et même ce moment dans la forêt où on entend la chanson, pour moi c’est comme un numéro musical immobile, c’est à rebours d’un numéro musical. Mon idée c’était que même si on chantonne, comme ça, ça pouvait être émouvant ; c’était un musical un peu conceptuel. Et puis on ne voit jamais le spectacle : quand on voit le spectacle, au départ c’est un gros plan de Jenny, on peut croire que c’est le spectacle, mais en fait c’est une répétition. Le spectacle reste toujours hors champ. Le seul spectacle, finalement, et le seul mouvement de caméra spectaculaire, c’est la fin. Quand elle est morte. L’idée c’était de garder ça, le plus spectaculaire, pour une fin un peu plus flamboyante.
Pourtant dans ces passages chantés, même s’il n’y a pas de mouvements de caméra spectaculaires, il y a quand même un travail plastique, avec des saturations de couleurs, etc., qui ne sont pas systématiques, qui arrivent comme ça par intermittence. Ca surprend, ça séduit, est-ce que c’est juste de l’expérimentation ?
Normalement dans les films musicaux, il y a aussi des variations ; ce que j’ai essayé, c’est de faire des variations… Dans cette scène où l’amie de Tonia lui fait les mèches, et où les couleurs changent, ça commence par un plan où elle tourne sur sa chaise et ça coupe pour un plan en plongée verticale : je l’ai pensé comme si c’était un film de Busby Berkeley. Là, pour le coup c’était vraiment une citation – bon, normalement dans les films de Busby Berkeley, il y a je ne sais pas combien de filles qui lèvent la jambe ! (rires) Là c’était juste une chaise qui tourne avec un peu de vigne au-dessus, mais bon… C’est aussi pour que ce ne soit pas ennuyeux, pour que ce ne soit pas toujours une personne qui chante, lalala… Faire un peu de variations. Expérimenter un peu, aussi, et être plus joyeux, plus libre, je ne sais pas… Andy Warhol a fait des choses que j’aime beaucoup avec la lumière dans des films comme Chelsea Girls. Ce n’était pas pour citer Andy Warhol, mais peut-être qu’il y a quelque chose qui vient de ça. Je pense qu’on peut, même dans un film qui est plutôt narratif, mettre des éléments qui sont plus… je n’aime pas beaucoup le mot « expérimental », mais plus ludiques dans la forme, disons. Il y a beaucoup de films « d’auteur » maintenant qui se prennent trop au sérieux. Et je trouve ça un peu chiant… (rires)
Étant donné le cinéma dont vous vous inspirez, principalement les genres hollywoodiens dans les années 1940 – 1950, on pourrait penser à Todd Haynes ou Pedro Almodóvar, mais vous n’avez pas du tout ce rapport postmoderne, pastiche, qu’ils ont. Vous disiez que vous ne vouliez pas qu’on sente les citations, comment vous débrouillez-vous avec la cinéphilie qui vous nourrit ?
Quand j’écris les choses, je ne pense pas à des films en particulier. Bon, là, j’ai dit que j’ai fait cette plongée en pensant à Busby Berkeley, mais ce n’était pas écrit, par exemple, cette idée de la plongée. C’est une scène qu’on a tourné en trois jours, je crois, c’était assez long, parce que c’est une scène qui était difficile pour moi. On a beaucoup répété avec les acteurs et actrices. Et la chanson, ça ne marchait pas ; je n’étais pas content. Et j’ai eu cette idée, peut-être le deuxième jour, de refaire la chanson autrement parce que ça n’allait pas comme je le pensais au départ. C’est une idée qui est venue en faisant, avec les contrariétés qu’on a lors d’un tournage. Parce que c’est ça aussi : même si mes films de fiction sont toujours très écrits, ce que je cherche, c’est qu’il y ait des choses qui changent, parce qu’il y a une tension quand on filme qui est toujours différente, c’est là que les choses vont se jouer.
Comment vous obtenez cette tension ? Comment vous la cherchez ?
Je pense que c’est inévitable…
Vous répétez beaucoup ? Vous tournez beaucoup ?
Ce film, c’est celui où j’ai le moins répété. Peut-être parce que les acteurs étaient plus âgés et qu’ils n’étaient pas aussi disponibles que les autres l’avaient été avant. Dans O Fantasma surtout, on avait beaucoup répété les séquences avant de les tourner. Dans celui-là, comme ils étaient plus nombreux, c’était plus difficile de les réunir, et comme ce sont des gens qui ne sont pas tous acteurs, la disponibilité est une chose qui est un peu… Même dans leur tête. Ils pensent qu’on n’en a pas besoin, donc c’est un peu compliqué de les mettre tous ensemble ! Il y a une chose qui est aussi importante : ils ont une façon de travailler, de penser ce que c’est qu’un acteur très différente les uns des autres. Tonia, qui a fait des spectacles de travesti toute sa vie, pense que jouer c’est de telle façon ; Rosário, c’est un tout jeune garçon qui était encore à l’école de théâtre, c’est une autre façon de penser ce que c’est d’être acteur ; Gonçalo Freire de Almeida (Maria Bakker), il vient du théâtre et c’était encore complètement différent. Pour moi, ce qui était dur, c’était comment travailler avec tous ces gens ensemble et trouver une sorte d’équilibre. La façon dont Alexander David (Rosário) joue naturellement, c’est la plus proche de ce que j’aime dans un acteur ; celle de Fernando Santos (Tonia), c’était plus écarté de ça. Alors au départ j’ai cru qu’il fallait l’épurer, parce qu’elle avait une tendance à être très exagérée, et il m’a fallu quelques jours pour comprendre que je ne pouvais pas trop la brider. Pour que ça soit elle, pour que ça soit une chose vraie. Parce que sinon c’était trop…
Ça allait « contre sa nature » !
Oui, c’est ça ! (rires) Mais c’était difficile d’avoir un équilibre entre tous ces gens qui sont très différents, parce qu’ils viennent de milieux différents. Je n’étais pas habitué à travailler avec ce genre d’acteurs. Donc c’était dur pour moi parce que je ne savais pas très bien comment faire, tout simplement. Et j’ai dû apprendre, essayer, voir comment ça se faisait.
En même temps, leurs différences sont intéressantes, parce que chacun est un peu aussi dans sa solitude, sa subjectivité, sa difficulté à communiquer avec l’autre…
Oui, mais il m’a fallu du temps pour comprendre qu’il ne fallait pas forcer une homogénéité, qu’il fallait jouer avec ces différences.
Jusqu’ici vous avez toujours tourné en pellicule. Est-ce que le numérique vous intéresse, en termes esthétiques ?
Mon prochain film, une sorte d’essai documentaire sur Macao, sera en numérique, mais pour moi c’est plus une question de pratique : comment faire un film avec une toute petite équipe, sans budget, filmer moi-même (je ne sais pas filmer seul en pellicule) et beaucoup… ? Cette fois-ci, c’est un film qui n’est pas écrit d’avance, alors c’est vraiment très différent. Mais il n’y a pas vraiment cette question du numérique ; c’est plus la contrainte de comment le faire et comment pouvoir avancer dans un projet différent.
Mais du coup, est-ce qu’en termes plastiques, vous avez des frustrations ? Vous trouvez des choses intéressantes dans le numérique ?
J’avoue que j’ai une certaine résistance vis-à-vis du numérique ! Mais par exemple, là je vais aussi faire un court métrage coproduit avec Le Fresnoy, et je vais le tourner en numérique. Parce que ça va changer, il faut s’adapter.
Mais avec un dispositif de production plus traditionnel ? Parce qu’aujourd’hui le numérique s’étend partout, il n’est pas seulement un moyen de tourner pas cher. Même les grands blockbusters se tournent en numérique.
Oui oui, et ça ne veut pas dire qu’ils ont de plus petites équipes. Genre celui qui a fait Miami Vice, Michael Mann, je crois que c’est des camions gigantesques avec des disques durs ! Non mais je veux aussi essayer. Mais je pense qu’après ça, le prochain film que je ferai en fiction, je le ferai en pellicule, en 35mm.
Sauf qu’il devra probablement être projeté en numérique…
Oui c’est vrai ! C’est bizarre, c’est encore cette question d’aller contre la nature… Toujours aller contre la nature. Parce que quand on projette en numérique, ça change. Même Mourir comme un homme, comme il a été tourné en 1.33, quand il est sorti, dans certaines salles il a été projeté en numérique. C’était horrible, c’était vraiment horrible. Aux projections, j’étais choqué.
Ça a été dur d’imposer le 1.33 ? Ou c’était plus après, la difficulté d’ajuster la diffusion au format ?
C’était dur pour la distribution, oui. À la production, moi je voulais le faire comme ça dès le début, donc… Je ne ferai probablement pas un autre film en 1.33, parce que ça apporte trop de soucis : où est-ce que ça va être projeté ? comment ça va être projeté ? Tu ne peux pas tout contrôler, mais je sais que parfois, il n’a pas été projeté au bon format.
Qu’est-ce qui vous intéresse au cinéma aujourd’hui ?
Je n’ai pas vu beaucoup de films récemment… Mais j’aime Apichatpong Weerasethakul, Tsai Ming-liang, les Allemands de l’école de Berlin… Même si, aujourd’hui j’ai vu le film de Maren Ade (Everyone Else), et j’ai été déçu. J’ai trouvé que ça ressemblait à du Rohmer chiant en allemand…
Vous n’aimez pas Rohmer ?
Je n’aime pas beaucoup, non. Et là, leurs petits problèmes, ça m’a vraiment fait chier ! J’aime bien Angela Schanelec, sauf son dernier film, Orly. Et Valeska Grisebach, Christian Petzold…