À partir d’un matériau documentaire très riche tourné à Macao, Shanghai et au Portugal, João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata cherchent à construire une fiction qui dialoguerait avec celle tournée par Josef von Sternberg en 1952 dans le même décor. Interrogeant l’absence de son propre personnage et la disparition de l’héritage portugais dans son ancienne colonie, La Dernière Fois que j’ai vu Macao se construit également comme une mise à l’épreuve de la croyance dans le cinéma.
Des hommes en tenue de camouflage avancent dans une forêt sombre juste après le numéro de cabaret de Candy, transsexuelle filmée à contre-jour interprétant une chanson en play-back : Si La Dernière Fois que j’ai vu Macao fait d’emblée penser à Mourir comme un homme de João Pedro Rodrigues, c’est là la première fausse piste sur laquelle le film nous entraîne. Ni suite, ni continuité, après ce clin d’œil inaugural, le film emprunte un tout autre chemin.
De la créature entrevue, nous n’apprendrons pas grand-chose, si ce n’est qu’un grand danger la menace, au point qu’elle appelle à sa rescousse un vieil ami qui déboule du Portugal. En voix off, et qui le restera jusqu’au bout, ce dernier annonce le saut temporel et spatial sur lequel le film va se tenir en équilibre : « Trente ans plus tard, je me rends à Macao où je ne suis jamais revenu depuis mon enfance. » L’absence de synchronie entre le mouvement des lèvres de la chanteuse du prologue et le son de « You kill me », empruntée à Macao, le paradis des mauvais garçons de Sternberg (1952), annonçait déjà cette disjonction entre image et son qui va se perpétuer tout au long du film. C’est bien tout une politique de l’écart qui est à l’œuvre au point que chaque image filmée au présent renvoie à deux passés : celui du temps des colonies, où Macao était sous domination portugaise, et celui de l’Âge d’or hollywoodien, où le goût pour l’exotisme des décors se combinait avec des intrigues filmées en studio.
Un personnage qui disparaît avant même qu’on ne l’ait vu ; l’autre perdu dans une ville dont il ne reconnaît plus rien, et dont la trace de la présence portugaise se réduit à une affiche de Ronaldo incitant à manger des pasteis de nata, ces pâtisseries emblématiques de Lisbonne. C’est sur la trace de ces deux fantômes que se construit un récit erratique mené par une voix off qui plus elle cherche, plus elle s’égare dans une ville nocturne pleine de mystères : si les codes du film noir sont réunis et même ravivés par le souvenir de Jane Russell et Robert Mitchum, c’est pour mieux se voir détournés et assujettis au projet de balade dans l’île. Retournée comme un gant, la fiction offre son décor comme fil conducteur principal. La Dernière Fois… fait le chemin inverse du cinéma classique hollywoodien qui partait d’une toile de fond exotique pour planter sa fiction tournée majoritairement en studios : il prend l’intrigue policière pour toile de fond d’un portrait l’île.
Autre point commun entre La Dernière Fois… et le film de Sternberg : le fait d’avoir été filmé à quatre mains. C’est Nicholas Ray qui a fini Macao, tandis que le film portugais est, lui, bicéphale, entre les souvenirs d’enfance que Guerra da Mata est allé cherché dans l’île qu’il a jadis habitée, et les images tournées par Rodrigues. Entre documentaire et film noir, entre souvenirs d’enfance et imaginaire collectif, entre cinéma de studio de l’Âge d’or hollywoodien et tournage fauché en équipe ultra réduite, La Dernière Fois… est un film sur les écarts, sur les trajets entre ici et là-bas, entre maintenant et autrefois, qui se manifestent surtout par le rôle prédominant du hors-champ. Car il s’agit surtout pour les deux cinéastes de filmer l’absence.
Film de montage, La Dernière Fois… l’est par l’histoire de son tournage. Les deux cinéastes ont d’abord filmé pour un projet de documentaire sur les souvenirs personnels de Guerra da Mata puis sur l’île, avant de choisir d’injecter artificiellement cette trame fictionnelle qui ne vit que par la croyance qu’on veut bien lui accorder. Film sur la puissance du cinéma, qui permet de convoquer par l’assemblage des plans et des sons une histoire et un monde à partir de fragments prélevés dans des lieux très différents. Si l’on peut se laisser perdre par moments, par la succession d’images (et notamment dans les dix dernières minutes), on est saisi par la singularité des cadrages qui ont presque tous un effet sidérant. Le film vient ainsi s’inscrire dans une famille d’œuvres pour lesquelles la captation de l’image relève d’un mystère impénétrable, et qui aurait pour oncle le Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul, et pour cousin le Tabou de Miguel Gomes, dont la parenté se poursuit dans la voix off très littéraire et dans sa thématique de la mythification de la présence portugaise dans les colonies. Même si le montage de ces plans épars a été, selon l’aveu des cinéastes, « un enfer », ils insistent sur l’idée que le cinéma est un jeu comme celui de paint-ball présent au début de l’intrigue, dût-il mal se terminer.