Cinéaste humaniste marqué par les persécutions nazies en Allemagne et les persécutions politiques du maccarthysme aux États-Unis, sa terre d’exil, Fritz Lang a beaucoup tourné de films noirs rejouant le combat de David contre Goliath entre l’individu (désigné) coupable et la soif de vengeance des hommes et des institutions. L’originalité de La Femme au gardénia est de placer une femme au centre des persécutions. Norah Larkin, femme au-dessus de tout soupçon, favorise l’identification du spectateur à l’injustice. Assis dans son fauteuil, il pénètre avec délice à l’intérieur d’un montage transparent, pierre de touche de la toute-puissance scénaristique et artistique du monde hollywoodien.
Norah Larkin est amoureuse de son fiancé, lointain soldat combattant en Corée. Cet amour la préserve des turpitudes qui agitent le reste du gynécée de l’appartement (imaginé par la scénariste Vera Caspary). Norah habite avec deux autres collègues standardistes dans un meublé cossu équipé de tous les appareils ménagers auxquels puisse rêver le spectateur des années 1950 : réfrigérateur, transistor… Sa colocataire Crystal est une femme divorcée et entreprenante que l’amour et les habitudes de son ancien mari peinent à combler. Sally Ellis, figure de l’ingénue dans le charmant trio, est suffisamment jeune pour se promener innocemment dévêtue dans l’appartement. Elle préfère l’amour contrarié et le sang de ses polars bon marché aux dangers véritables de la romance.
Et pourtant, c’est bien la digne et discrète Norah Larkin qui accepte l’invitation à dîner d’Harry Prebble, portraitiste licencieux et célèbre Don Juan insatiable. En fin de soirée, saoule, elle consent même imprudemment à suivre le « pêcheur de perles » dans son appartement où trônent ses œuvres graveleuses. Le bellâtre aguerri, fort d’un minibar dans chaque pièce, a tôt fait de lui proposer de s’asseoir sur son canapé.
Le lendemain matin, elle est incapable de se souvenir de l’issue de cette soirée fatale où elle a frappé Harry Prebble d’un tisonnier alors qu’il tentait de la violer. Désormais, la douce Norah Larkin, vue au « Blue Gardenia » en compagnie d’Harry Prebble par de nombreux témoins, est recherchée à la fois par la police criminelle de Los Angeles et par un talentueux chroniqueur de faits divers en mal de scoop.
À l’image du miroir brisé du film, l’idée que le spectateur se fait de chaque personnage se fend au fur et à mesure que l’histoire progresse. La douceur et la patience qu’Harry Prebble utilise pour séduire les femmes contrastent avec l’agressivité fulgurante dont il fait preuve au moment où Norah, dont les yeux clos évoquent Marilyn Monroe, succombe au sommeil et manque ainsi de lui échapper. Son visage, surplombant le corps et la poitrine de Norah, puis sa corpulence menaçante entrent dans le plan pour lui voler un baiser appuyé. À ce moment précis, revient à notre mémoire la désinvolture de l’homme, au tout début du film, lorsqu’il reçoit l’appel d’une amie éplorée.
Le journaliste Casey Mayo est l’image attendue du jeune premier destiné à recevoir le digne amour de l’héroïne. En réalité, il se substitue à la police, non par amour de la justice et de la vérité, mais par soif de pouvoir. Il n’est pas si différent de ses amis photographes aux flashs agressifs. Il n’hésite pas à séduire Norah pour la pousser à se dénoncer et obtenir l’exclusivité de ses aveux. Piètre redresseur de torts, il faudra qu’il la regarde enfin pour se convaincre tardivement de son innocence et pour regretter de l’avoir livrée aux autorités.
Seule la véritable coupable, qu’on devine vieille fille engoncée dans sa robe de laine démodée, est une figure des plus caricaturales qui, dos voûté, porte le fardeau de son erreur persistante : aimer ce qui ne doit pas être aimable. Hollywood ne transige pas à l’égard de ceux qui vivent en marge…
Le célèbre réalisateur de Metropolis profite de l’abus d’alcool de Norah pour utiliser des effets expérimentaux capables de signifier la perte de conscience. Des plans de tourbillons d’eau et de fumée sont superposés au visage de Norah. En dehors de ces plans, le montage du film est réalisé tout en transparence. Fritz Lang passe, sans que les cuts soient toujours discernables, du gros plan aux plans moyens, puis aux plans plus larges, par d’harmonieux raccords de regard et de nombreux raccords dans l’axe. Le refus d’utiliser le zoom permet de ne pas révéler la science du montage aux yeux du spectateur. Chaque plan est une information, prolonge l’action ou souligne le trait de caractère d’un personnage.
Dans ce film plaisant, Fritz Lang pousse à bout le fétichisme cher au genre policier. Comme pourrait le faire son contemporain Alfred Hitchcock, les gros plans s’attardent sur une succession symbolique de trois mouchoirs (d’abord appât méprisé, puis preuve compromettante et enfin substitut astucieux), de deux disques interchangeables (la voix suave et mélancolique de Nat King Cole et le disque de musique classique) et de quatre gardénias (du nom du restaurant où Harry aime séduire ses dames, du titre du film, de la chanson de Nat King Cole et du cadeau concupiscent pour le sacrifice à venir). Cette profusion d’objets, auxquels s’ajoute la robe de taffetas noir qui confond Norah auprès de Crystal, contribue à forger un univers cinématographique parfaitement maîtrisé et assimilable aux mondes policiers d’Agatha Christie ou de Maurice Leblanc où tout fait signe et concourt inévitablement à perdre le spectateur-lecteur et trahir le meurtrier.
La longue première journée du film commence avec un long plan du périphérique de Los Angeles. Inscrite dans le scénario que n’a pas écrit Fritz Lang, cette journée dilatée (préambule du meurtre qui vient la clore) témoigne de sa maîtrise artistique. On devine que la précision des plans du cinéaste a permis d’orienter le montage définitif du film tout en conservant une construction narrative précise. En une seule journée, et en quelques plans, on nous présente le trio féminin du film, au travail puis à la maison, ainsi que tous les protagonistes de l’intrigue, de l’assassin à la victime jusqu’au journaliste qui se chargera de l’affaire. Tous se trouvent réunis dans un seul lieu, rassemblés avec un montage subtil qui les relie les uns aux autres.