Ernst Lubitsch est le chouchou des spécialistes du cinéma. À l’instar de l’œuvre d’Alfred Hitchcock, autre détenteur d’une fameuse « touch », celle du génie de la comédie américaine a engendré pléthore d’ouvrages, acharnés à découvrir les secrets de son humour léger et pétillant. Si To Be or Not To Be (Jeux dangereux en VF), Haute pègre et The Shop Around the Corner ont progressivement acquis valeur de trio de tête dans sa filmographie, il devient urgent de reconsidérer le statut de Bluebeard’s Eighth Wife (La Huitième Femme de Barbe-Bleue), véritable petit chef d’œuvre comique, qui nous fait l’honneur de ressortir en salles cette semaine.
Il ne faut jamais rater le générique au début d’un film. Car, qui sait si au détour de ce défilé de noms ne nous attend pas une bonne surprise ? Une distribution de choix d’abord : Claudette Colbert et Gary Cooper, par exemple. Couple charmant, promesse d’une histoire d’amour pleine d’élégance et d’auto-dérision : l’une nous a déjà prouvé son talent pour la comédie dans New York-Miami de Frank Capra (1934) ; l’autre n’incarne pas encore le cow-boy à la virilité assumée et peut se permettre de jouer les jeunes premiers naïfs à la James Stewart. Au scénario ensuite : Billy Wilder. Un nom qui, en 1938, n’a pas la signification que lui donneront les spectateurs de 2010. Billy n’est alors qu’un cinéaste-scénariste exilé de sa patrie allemande, à l’instar de son compatriote Lubitsch. Mais dans sa collaboration avec le génial Ernst germe déjà l’esprit d’un Certains l’aiment chaud ou d’une Sabrina. Comment douter avec un tel duo que le film puisse se solder autrement que par une merveilleuse réussite ?
Si la comédie américaine découle d’une recette à la mode dans les années 1930, Lubitsch en est le meilleur cuisinier. Ingrédient numéro un : le rythme. « La rapidité est le secret de mon succès », déclare Michael Brandon / Gary Cooper / Ernst Lubitsch. Un seul temps mort et l’ensemble du film tombe à l’eau. Avec La Huitième Femme de Barbe-Bleue, pas question de renoncer un seul instant au tempo. Jusqu’à la dernière seconde de la dernière minute, le scénario reste surprenant, les répliques cinglantes. Bien que le film soit scindé en deux parties — rencontre d’un milliardaire américain et d’une comtesse française puis récit de leur désastreuse vie conjugale — rien ne laisse présager d’un quelconque ralentissement. Le « secret » de Lubitsch ? Renouveler sans cesse la source de la comédie, chercher toujours plus loin ce qui dans la mise en scène rehaussera le mieux l’humour de chaque situation.
La « Lubitsch’s touch », inégalable et inégalée, est en effet un mélange détonant de différentes sortes d’humour, imbriquées de telle façon à ce que tout semble simple et évident, léger et élégant. Humour burlesque d’abord, puisque Ernst Lubitsch avait fait ses premières armes de cinéaste dans les années 1920 : de nombreux gags sont véritablement muets, telle cette scène où, révolté par l’attitude de son épouse, Michael Brandon (Gary Cooper) découvre La Mégère apprivoisée de Shakespeare, et s’en va corriger la jolie Nicole (Claudette Colbert) d’une bonne fessée… Lubitsch sait aussi jouer du comique de répétition, usant de gags récurrents pour soutenir le rythme de sa comédie : ainsi une baignoire du temps de Louis XVI et le mot « Tchécoslovaquie » épelé à l’envers font partie intégrante du film, au même titre que des personnages secondaires ! Enfin, il faut bien sûr souligner la force incroyable des dialogues et des jeux de mots, qui fusent à la minute, sans répit pour les zygomatiques du spectateur…
Bien que le film n’ait rien perdu de sa modernité plus de soixante-dix ans après sa sortie, La Huitième Femme de Barbe-Bleue est aussi et avant tout une comédie de son temps. Bridé par le code Hays, établi au début des années 1930, Lubitsch le contourne de telle façon qu’on en vient presque à se demander si le talent du cinéaste n’aurait pas pâti de l’absence de la censure… Les allusions sexuelles et les gags découlant du sujet (Nicole de Loiselle, ayant découvert que son mari a déjà été marié sept fois avant elle, le punit en lui interdisant sa chambre) sont si nombreuses et si fines que le spectateur avisé ne regrette pas une seule fois l’absence de situations plus explicites. La première scène du film, et la plus célèbre, est d’ailleurs un monument de contournement de la censure, puisqu’elle aboutit pour Michael et Nicole à l’achat commun d’un pyjama (Michael se procurant le haut, et Nicole… le bas). Enfin, pour être vraiment en phase avec son temps, l’auteur de To Be or Not To Be (l’une des premières « comédies » impliquant des nazis) n’oublie pas qu’il réalise ses comédies dans une époque troublée : l’allusion à la Tchécoslovaquie, envahie en 1938 par Hitler, n’est pas innocente, et les accusations de « communisme » portées contre Brandon par le propriétaire du magasin où le jeune milliardaire ne veut acheter qu’un haut de pyjama, ont une résonance bien particulière à cette époque…
Difficile d’éviter la comparaison entre La Huitième Femme de Barbe-Bleue et la comédie américaine contemporaine, tout au déshonneur de la deuxième, engoncée dans un excès d’eau de rose ou une vulgarité lassante. C’est à Lubitsch que les réalisateurs d’aujourd’hui doivent l’invention des ficelles les plus fines et les plus drôles de la comédie. Mais personne ne sait aujourd’hui conserver comme lui ce respect infini pour l’intelligence et l’entendement du spectateur. La Lubitsch’s touch, c’est aussi cela : faire des films non pas pour soi, ni même pour son propre public, mais pour que, près d’un siècle plus tard, on puisse encore rire sans retenue devant les démêlés de Gary Cooper avec sa camisole de force.