Un nouveau genre vient grossir la filmographie de Robert Guédiguian : le polar. Avec Lady Jane, le réalisateur à l’inséparable trio d’acteurs (Ascaride – Darroussin – Meylan) se joue des codes du film policier pour mieux mettre en lumière les relations entre ses trois personnages. Sombre, affûté, prenant, Lady Jane impressionne là où on n’attendait pas Guédiguian.
« Celui qui cherche à se venger est comme une mouche qui se cogne contre la vitre sans voir que la porte est grande ouverte. » C’est par ce proverbe arménien que s’achève Lady Jane. Et c’est tout ce sentiment – la vengeance – qui irrigue le film de ses tours et détours, de ce qu’il produit dans l’inconscient des personnages, et des conséquences sur leurs actions. Dans leur jeunesse, Muriel, François et René (Ascaride, Darroussin et Meylan, toujours impeccables), formaient un trio de « cambrioleurs au grand cœur », écoulant des fourrures volées aux ouvrières de leur quartier populaire. Le trio se sépare le jour où l’un de leurs vols finit en meurtre. Ce n’est que des années plus tard, lorsque le fils de Muriel est enlevé, que la bande se reforme pour trouver l’argent de la rançon réclamée.
Contemplateur des relations humaines (filiales, amoureuses, collectives), Robert Guédiguian excelle dans la dissection et la mise en scène des sentiments qui rassemblent les hommes. Dans Lady Jane, il se tourne davantage vers ce qui les séparent. Inattendu dans sa filmographie, ce dernier film est à la fois différent, tout en présentant des rémanences avec les autres. De Marius et Jeannette (1997) à Marie-Jo et ses deux amours (2002), les films de Guédiguian peuvent être qualifiés de « solaires ». Évidemment, la misère n’est pas moins pénible au soleil, pour paraphraser un autre Arménien bien connu. Ainsi, rien n’était tranquille dans La ville est tranquille (2001), concentré sur l’histoire d’une mère (Ariane Ascaride) luttant pour la survie de sa fille toxicomane (Julie-Marie Parmentier). Rien n’était facile non plus dans À la place du cœur (1998), ce Roméo et Juliette moderne s’attachant au couple formé par une blanche et un noir, toujours dans les quartiers populaires de Marseille. Et si le lien entre l’homme et son milieu imprègne la filmographie de Guédiguian, ce n’est jamais sous l’angle de l’évidence.
En choisissant sans ambiguïté le genre policier pour Lady Jane, le cinéaste ancre certes clairement son film, mais, comme pour ses précédents films, ce cadre est bien loin de l’enfermer. Pour mettre en scène cette histoire, somme toute plutôt lourde, Guédiguian a su jouer à la fois sur la précision de la définition de ses personnages, comme sur les codes du polar. Au premier rang de ces codes, le rôle de l’espace, dont la mise en scène est tout au service d’une intrigue à suspens. Ainsi, la remarquable scène de l’annonce du kidnapping joue sur la dichotomie des espaces dedans / dehors et sur la tension véhiculée par la musique. Depuis l’espace cosy de sa parfumerie, Ariane Ascaride est filmée derrière la vitre, comme observée par son agresseur ; l’image se fait tremblante, le ravisseur est là. Le suspens est aussi porté par le choix du décor : beaucoup de scènes de nuit, une mer tourmentée, du vent, un bar à strip-tease, des ruelles sombres, des recoins, des escaliers étroits, un parking.
La grande réussite de Lady Jane ne tient pas uniquement au déroulement impeccable de l’intrigue policière. Il réside dans le fait qu’il est un film de personnages, pris dans leur globalité, dans les va-et-vient de leur conscience, dans le rappel du passé que précipitent les événement présents. Film sur la vengeance, Lady Jane est aussi un film sur la jeunesse perdue, la fin de l’insouciance. De ce point de vue-là, on pourrait presque lui apposer une lecture « soixante-huitarde » : de voyous anarchistes distribuant le butin de leurs recels aux plus défavorisés, Muriel, François et René deviennent des citoyens presque rangés, avec travail, femme et enfants. Mais là encore, Lady Jane ne peut se réduire à cette explication, puisque les personnages ne sont pas simplement passés d’un « statut » à un autre. Plus que toute autre chose, ils n’ont pas le même rapport au passé. C’est par leurs façons différentes de vivre avec ce passé que Guédiguian s’offre l’espace de liberté nécessaire à développer des personnages de chair, et non de simples clichés de polar. Davantage dans la rupture, Muriel semble avoir réellement tourné la page de sa jeunesse. François, lui, ne se départit jamais de la nostalgie, présente un personnage plus sombre, courant toujours derrière l’insouciance de sa jeunesse. Tout en étant moins clairement définissable, le personnage de René constitue une sorte de pilier, autour duquel la relation triangulaire se déploie dans toute sa complexité. Et c’est parce qu’il a si bien su mener ses personnages jusqu’au bout de leur vérité que Guédiguian peut achever son film en se détachant d’eux. En déconstruisant dans la dernière partie du film les certitudes des trois protagonistes, en démontant l’appui sur lequel ils se mouvaient jusqu’alors, la vengeance, le réalisateur reste lui-même : un cinéaste qui s’intéresse à la Cité, par le biais de l’observation fine des relations humaines.