Dans Les Neiges du Kilimandjaro, le couple de sexagénaire invité à découvrir la montagne tanzanienne remettait progressivement en cause le désir de faire ce coûteux voyage. Dès le début du film, le « blanc manteau » du refrain funèbre de la chanson de Pascal Danel s’apparentait à un linceul sous lequel les deux socialistes allaient enterrer une vie d’engagement. Raviver la foi en le politique, le grand sujet de Robert Guédiguian, constituait la seule alternative à la mort inéluctable qui s’annonçait sous des atours attirants – l’exotisme d’un voyage, la nostalgie d’une chanson populaire. La tension qui anime Twist à Bamako est impulsée par la même polarisation. L’engagement militant socialiste de Samba (Stéphane Bak) – dont le sort se confond avec celui du jeune et fragile État malien – est menacé par des passions annexes : sa filiation avec son père marchand (Issaka Sawadogo), son amour naissant et interdit pour Lara (Alicia Da Luz Gomez), et la fureur des twists occidentaux qui enflamment les dancings de Bamako. C’est encore la musique qui vient symboliser le piège : quand les jeunes militants socialistes traversent les villages du désert malien pour prêcher la bonne parole, ils le font en chantant à tue-tête un tube de Claude François : « Elles sont toutes belles, belles, belles comme le jour ! » Les filles et le romantisme à l’eau de rose seront bientôt l’objet de leur désunion. Les pochettes de vinyles et les posters disséminés dans la chambre des garçons où s’affichent la tête blonde de Johnny Hallyday, ou encore la redondance du refrain de Let’s Twist Again qui promet une éternité d’amusement aux danseurs : le blanc manteau, c‘est ici ce soft power occidental et capitaliste qui vient recouvrir les braises du socialisme tiers-mondiste. D’une certaine manière, cette corruption se prolonge dans le regard que porte le cinéaste marseillais sur cette histoire africaine qu’il emboîte dans un récit shakespearien (l’amour impossible, la trahison, la déchéance morale, la menace du despote) et dans une forme de mélodrame, apposant sur ce décor africain des motifs classiques (de la belle robe de bal jusqu’au finale tragique dans les fumées de la gare) d’un imaginaire occidental. Drôle de film donc, non sans ambiguïté (on y reviendra), mais qui se montre assez passionnant dans la manière dont il interroge et reconfigure l’horizon du cinéaste.
La danse et le verbe
Les déplacements qu’opère Twist à Bamako au sein d’une œuvre connue pour son enracinement marseillais (le cinéaste n’a jamais paru aussi loin de chez lui) se lisent encore dans la musique qu’il utilise. En faisant superposer les airs enjoués de cette pré-révolution yéyé – pas vraiment la plus marxiste – avec les mouvements socialistes qui fleurissent lors des premières décolonisations africaines (et que l’on sait morts dans l’œuf), Guédiguian s’éloigne de son horizon soixante-huitard pour exhumer une expérience politique lointaine et révolue. En témoignent ces photographies en noir et blanc qui initient le récit et viennent régulièrement s’intercaler dans le montage des séquences de fête – figeant pour l’éternité l’image des jeunes protagonistes – et qui trouvent un point de chute dans l’émouvant épilogue : la danse et la photographie en noir et blanc se rejoignent alors dans un véritable rituel mortuaire, invoquant autant un amour passé qu’une espérance socialiste disparue depuis longtemps. Toutes proportions gardées (la proximité de la sortie des deux œuvres renforce probablement le lien qu’on peut établir entre elles), l’usage de la danse dans Twist à Bamako évoque celui qu’en fait Spielberg dans West Side Story. Les chorégraphies jouent, de fait, le même spectacle « d’une présence mâtinée d’absence », pour reprendre les mots de Josué Morel, superposant un « devenir fantomatique » à la vitalité des danseurs. Lors de leur première rencontre, qui n’en est pas vraiment une, la danse traditionnelle à la lueur d’un feu ne rapproche jamais les silhouettes de Samba et Lara, tandis que le visage de la jeune fille s’évanouit soudainement dans l’obscurité. Plus tard, c’est par une danse, un twist qui vient réunir les deux corps, que le couple trouve son harmonie, mais celle-ci paraît déjà teintée du deuil à venir, comme en attestent le grain soudainement rétro de la pellicule qui l’enregistre, puis la larme froide longeant le visage de Lara quand leurs corps nus sont enfin collés l’un à l’autre.
Au sein de ce mélodrame parfois flamboyant, le verbe politique a toutefois du mal à trouver sa place : il paraît forcé, anachronique, comme encombrant. Il faut dire que Samba semble toujours peiner à trouver l’éloquence nécessaire pour convaincre son auditoire, qu’il s’agisse de son père ou des villageois réticents. Lorsque, en mission dans le désert, il tente d’expliquer l’intérêt d’entretenir un champ collectif, ses limites oratoires sont comme secondées par une mise en scène épique : dans un pur élan mimétique les travailleurs se mettent finalement à l’ouvrage, séduits par le chant entraînant et le labour synchronisé des jeunes militants qui donnent l’exemple. Si ces séquences discursives quelque peu surlignées désarçonnent d’abord, cet échec didactique semble devenir au fil du récit l’un des sujets du film – dans un accès de désespoir, le ministre de la jeunesse balaie d’ailleurs de la main la théorie (une pile de livres sur son bureau) et conclut : « nous n’étions pas prêt pour l’indépendance. »
Reste que le récit creuse trop partiellement ce sillon politique pour mieux développer la tragédie amoureuse ; le film, indéniablement attiré par son pôle romantique (le désir d’émancipation des jeunes maliens à travers l’assimilation de la culture libérale occidentale), se range du côté d’une contre-révolution qu’il semble par ailleurs fustiger. Difficile de ne pas y voir une forme de maladresse et un certain fléchissement du discours du cinéaste marxiste, peut-être un peu désabusé, adressant un salut tendre et nostalgique à ses lointains camarades déchus : à la fin, ne reste que le souvenir d’une danse.