Allons droit au but : Les Neiges du Kilimandjaro est un très beau film, l’un des meilleurs de Guédiguian, ce qui rend totalement incompréhensible le relatif silence qui a accompagné sa présentation cannoise, dans la sélection Un Certain Regard. Peut-être le champ occupé par le film semble-t-il trop balisé, trop familier ? Marseille, l’Estaque, les ouvriers syndiqués, le parfum des sardines grillées et du pastis, et les trognes connues des copains de toujours (Ascaride, Meylan, Darroussin) qui côtoient les petits nouveaux (Marilyne Canto, Grégoire Leprince-Ringuet, Anaïs Demoustier) : on est en terrain connu. Et pourtant, rien ne semble émousser la passion de cinéma qui anime Guédiguian, pas du genre à se laisser abattre par quelques demi-échecs. Pourvu que le public lui rende grâce : dans un monde parfait, Les Neiges du Kilimandjaro rencontrerait le même succès que Marius et Jeannette en son temps.
Comme dans la plupart des films de Guédiguian, il est ici question de lutte sociale, mais l’approche est inédite : les traits tirés, les personnages incarnés par le trio de Marie-Jo et ses deux amours ont cessé de se battre pour leurs idéaux de jeunesse pour couler une pré-retraite paisible. Mais le soleil est trompeur : comment peut-on détourner le regard quand la société sombre jour après jour un peu plus dans le chaos ? Un chaos insidieux, qu’il est si aisé de ne pas voir… Michel (Darroussin) a beau être au chômage depuis peu, il semble fort bien s’accommoder de son quotidien aux côtés de sa compagne Marie-Claire (Ascaride), de leurs enfants et de leurs amis. Fier des combats politiques et syndicaux qu’il a menés, Michel ne voit pas ses erreurs. Jusqu’au jour où un drame vient agiter sa conscience : que sont devenues les utopies d’autrefois ?
La notion d’engagement (politique, social, affectif) est au cœur de l’œuvre de Guédiguian. Mais après le temps des débats et de la lutte vient celui de l’apaisement et de l’acceptation. Comment faut-il le prendre, lorsque l’on a fait de sa vie entière un combat contre les injustices ? Est-il trop tard pour se remettre en question, est-il légitime de continuer à s’indigner, quand à l’aube de la soixantaine la vie est douce, les amis présents et les enfants heureux ? Et ces derniers, qu’ont-ils retenu de ce qu’on leur a appris ? Guédiguian s’interroge sur les victoires de sa génération et la transmission de ces acquis aux plus jeunes, en dressant l’amer constat d’un échec que ni lui, ni ses collègues de lutte n’avaient réellement anticipé. Le film nous dit que le combat a changé de main, que les méthodes sont différentes et peut-être contestables, mais a l’honnêteté de poser les bonnes questions. Le personnage de Darroussin déplore l’issue violente et désespérée choisie par les héritiers de ses années de militantisme, mais l’angoisse qui le tenaille réside dans une seule interrogation : la révolte a t‑elle pour autant moins de valeur ? Avec délicatesse, le cinéaste déploie tout son talent de conteur contestataire dans un scénario en parfait équilibre entre plusieurs genres (comédie, drame, polar) et les tranches de dialogues ouvertement didactiques qui ont toujours été sa marque de fabrique. Le cinéma de Robert Guédiguian n’est pas un rêve désincarné pour soixante-huitards bégayants : il faut, au contraire, une sacrée lucidité pour adapter avec un tel aplomb un poème de Victor Hugo (« Les Pauvres Gens ») et se l’approprier jusqu’à en faire la matrice de toute une filmographie. Les Neiges du Kilimandjaro est une fable, au sens premier du terme : sous le voile de la fiction, le cinéaste exprime la vérité saisie par son œil incisif et doux, avisé mais jamais aigri. D’où une méprise quant à sa conclusion délibérément optimiste et lumineuse, décriée par certains mais qui répond avec panache à l’individualisme et l’arrogance érigés en valeur par nos dirigeants.
L’immense talent de Guédiguian est de ne pas avoir son pareil pour brosser le portrait de personnages terriblement attachants, tiraillés par les doutes et les angoisses, jamais là où on les attend. Son regard bienveillant sur des héros ordinaires bouleverse par son infinie tendresse, toujours à la bonne distance, à la bonne hauteur. L’air de rien, Les Neiges du Kilimandjaro marque une sorte d’apothéose pour ce cinéaste si discret dont on ne s’était pas forcément rendu compte à quel point il nous est indispensable.