Une fratrie se retrouve pour veiller sur un père qui, assis tranquillement sur un balcon plongeant dans une calanque quasi déserte, se meurt. Tous les personnages, passant sur ce balcon en forme de broche, arrivent avec un trauma sous le bras et dépasseront pourtant l’épreuve du négatif au profit d’une positivité que serait, à grande échelle, l’auto-définition d’une communauté excédant, avec l’arrivée d’enfants migrants, le petit monde à l’agonie au chevet duquel ils étaient venus se recueillir. Ainsi Angèle (Ariane Ascaride) parvient-elle à faire le deuil de sa propre fille, noyée en son absence dans les eaux du port, quand Joseph (Jean-Pierre Darroussin) enfin réussit, après de multiples échecs, à se remettre à écrire. Il y a toutefois quelque chose qui chaque fois résiste au simple tableau d’un parcours moral : lorsqu’Angèle ouvre les rideaux de la chambre-caveau de sa fille, achevant par là son cheminement intime, les migrants qu’elle recueille n’apparaissent pas pour autant comme de simples outils distribués par la fortune au profit d’un dépassement de soi. C’est que, chez Guédiguian, rien ne peut être réduit au statut de simple médiation, qui ferait avancer le récit comme une clef qui, ouvrant une porte, se retirerait aussitôt. La finesse de son geste dialectique consiste en ceci qu’il n’est nullement une manière de sursumer le négatif (c’est-à-dire : de le dépasser en même temps que de le mettre en-dessous de soi), mais une manière toute politique de l’embrasser en lui donnant les contours éclatants de la positivité. Autrement dit : tout subsiste du négatif, quand bien même il semblerait consumé par les parcours des personnages. Il s’inscrit bien plutôt dans une manière nouvelle de voir le monde, qui résulte d’un changement de perception.
Le lieu
La perception est le cœur battant du cinéma de Guédiguian, l’endroit même où se nouent les drames. C’est que toujours l’action y est la conséquence d’une vision dont la violence oblige – en témoigne ce contrechamp sur Joseph et Armand (Gérard Meylan), dont la droiture, au maintien apparemment inébranlable, est éprouvée par le spectacle des enfants migrants. Mais, surtout, le lieu même où ils se trouvent – la calanque, le petit port, les quelques villas, la vue sur Marseille, l’immense aqueduc traversé à toute heure par les trains – est lui-même le résultat d’un acte de perception qui a dépassé les simples données d’un environnement objectif au profit de la formation d’un encerclement subjectif tracé à la mesure de la communauté. La calanque est, à proprement parler, un écosystème menacé, engageant par exemple un jeune poulpe à s’agripper au pied d’Angèle, laquelle, quelques scènes plus tard, renoncera à quitter ce lieu pour apprendre de nouveau à l’habiter. Lorsqu’encore elle ouvre les rideaux, elle se place d’elle-même dans les termes d’un échange avec le lieu en lui abandonnant son intériorité tout en laissant pénétrer, dans la lumière accueillie par la fenêtre, un milieu qui lui-même procède déjà d’une intériorisation. D’où, aussi, le choix de rejouer un certain nombre de scènes nodales en les faisant se refléter dans une baie vitrée offrant, en toute transparence, le spectacle du ressac des vagues. Les vies de tous ces gens, non sans mal parfois mais avec persévérance, s’offrent au regard comme des dialogues toujours ré-instaurés avec le lieu. Pour eux, ré-apprendre à s’engager dans la vie, c’est s’insérer à nouveau dans un lieu au sein duquel ils avaient oublié de se tenir.
Mais ce lieu est de ce fait même la scène où se déploie le processus dialectique. Si le film, contraint d’abandonner l’autarcie, unit dans un même geste les composants du milieu (la fratrie, les jeunes capitalistes qui se joignent à eux, les crabes, les lièvres, les corbeaux, les balcons et les branches), il ne peut le faire qu’en instituant pour chacun des membres un espace d’apparition spécifique, dans un processus conjoint de subjectivation (exemple : le lièvre qui surgit) et de co-appartenance (la révélation soudaine qu’il n’est pas seul, et qu’il partage ses grains avec des corbeaux). La politique comme action se trouve alors incarnée dans cet espace qu’elle a elle-même configuré. C’est la valeur même modeste de La Villa, si l’on compare au moins le film à la filmographie du cinéaste : la communauté, puisqu’au bord du gouffre, ne peut plus, contrairement à ses autres films, se comprendre par le truchement d’un donné pur, telle la classe ouvrière établie comme idéal fermé aux autres sections de la société. Confrontée à la nécessité impérieuse de renouveler la totalité de ce qui la caractérisait jusqu’alors, elle doit remodeler l’évidence de ses frontières. Si la capacité d’auto-définition appartient a priori toujours aux mêmes, leur geste d’ouverture contrevient alors à la potentielle sacralité à laquelle confinerait leur posture morale.
Hospitalité langagière
Le film diffère en cela des Neiges du Kilimandjaro, où la sainteté des personnages se trouvait de nouveau assénée, malgré la petitesse momentanée de leurs actes, par leur (beau) choix final d’adopter la famille de leurs agresseurs. Ici, c’est au lieu davantage encore qu’aux personnages que revient le soin de mettre patiemment en œuvre la dynamique suprême de ce cinéma : celle de l’hospitalité. Dans un beau texte intitulé « La Condition d’étranger », Ricœur rappelait la définition ordinaire de l’hospitalité, comme « fait de recevoir quelqu’un chez soi, en le logeant éventuellement, en le nourrissant gratuitement ». Mais il adjoignait au couvert et au vivre la conversation, puisque c’était selon lui à ce niveau seulement que pouvait se jouer « la compréhension d’abord tacite que le membre a d’appartenir à la communauté ». Il défendait alors l’idée d’une hospitalité langagière, fondant le bonheur de toute traduction en accueillant dans sa propre langue la parole de l’étranger et en la faisant résonner en soi. Ce n’est pas la moindre des qualités de Guédiguian que de se tenir à l’écoute de la parole de l’autre en faisant droit aux voies singulières qu’elle emprunte. Mais il y a un moment où son geste d’attention, rendu impuissant par le silence de certains (de fait, les jeunes migrants ne parlent pas), se tourne vers le lieu, le suppliant de demeurer dans l’ouvert. Le film se clôt alors sur un aqueduc dont les fentes mêmes accueillent tous les langages.