Comment faire le deuil du génocide arménien, dont cette année marque le centenaire ? De son propre aveu, Robert Guédiguian s’est moins intéressé dans Une histoire de fou à l’épisode traumatique qu’à « l’histoire de sa mémoire ». D’où un récit long de plus de deux heures qui cherche à couvrir les tenants et les aboutissants de la question par divers biais fictionnels et jeux de miroirs entrelaçant d’abord deux attentats (l’assassinat en 1921 de Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur turc lors des massacres, et l’explosion soixante ans plus tard d’une bombe visant l’ambassadeur turc à Paris), puis deux figures (un bourreau et une victime) et fils, l’un biologique, l’autre adoptif, d’une même mère (Anouch, interprétée par l’inévitable Ariane Ascaride).
On devine rapidement où Guédiguian veut nous emmener : Aram (Syrus Shahidi) est un jeune homme qui cherche dans la lutte armée une issue cathartique au traumatisme de son peuple, tandis que Gilles (Grégoire Leprince-Ringuet), sa victime d’infortune, va quant à lui devoir apprendre à accepter la perte de ses jambes et pardonner au responsable de son malheur. Entre ces frères ennemis se dresse une mère à deux visages, symbole d’une communauté partagée entre colère face au déni du génocide par l’État turc et effroi face à l’escalade de la violence des factions armées en lutte pour la reconnaissance de l’événement. Le projet est louable, mais la confusion avec laquelle il mêle histoire et mémoire soulève quelques questions.
Impératif émotionnel
Si le film n’atteint pas les sommets de maladresse du consternant The Cut de Fatih Akin, il n’en reste pas moins guidé par une logique émotionnelle bien évidemment respectable mais qui n’évite pas l’écueil commémoratif. Outre le contexte de sa sortie, calée sur le triste anniversaire, Une histoire de fou reprend de fait dans sa trajectoire les grandes étapes du travail de « mémoire » : raconter par des témoignages et des photos chocs l’horreur de la chose (le prologue du procès) – mais en faisant inexplicablement l’économie du contexte géopolitique du génocide –, commémorer, et retourner, à la fin du film, sur les lieux du crime pour déposer sa fleur.
Ce qui pose problème tient moins à ce versant-là, humaniste à gros trait, qu’à la façon dont il empiète sur la question de l’engagement de cette jeunesse enragée à une cause armée. Si Guédiguian a le courage de se confronter à cette question épineuse (cause juste, moyens extrêmes), avec moins de fétichisme que le récent Une jeunesse allemande (critiqué élogieusement ici) et sa fascination romantique du militantisme, il n’échappe toutefois pas complètement à une imagerie révolutionnaire : Aram et sa camarade-maîtresse (Razane Jammal, découverte dans… la série Carlos d’Olivier Assayas) sont ainsi deux gravures de mode incarnant un idéal de papier glacé, comme les affiches qui tapissent la chambre marseillaise du jeune soldat. Si Guédiguian ne manque pas nécessairement de distance critique sur l’attrait qu’exerce le rêve révolutionnaire (au milieu de la chambre d’Aram et de ses photos du Che se glisse un poster de Bruce Springsteen, comme deux icônes mises au même niveau) ou d’idées allégoriques (le combat politique comme un idéal amoureux), le cinéaste ne fait qu’effleurer ces questions passionnantes mais retranchées derrière l’impératif de mémoire, qui privilégie à la rigueur du regard et du détail des faits le partage d’une émotion commune ici bien trop forcée pour faire mouche.