En 1960, Le Sergent noir est le premier western « classique » à évoquer la participation active dans les guerres indiennes des « Buffalo Soldiers », ces soldats noirs américains qui formaient les 9e et 10e de la cavalerie des États-Unis. Et c’est John Ford, celui que l’on taxe bien souvent, par ignorance, de réactionnaire, qui se chargea de stigmatiser le profond racisme dont ces anciens esclaves faisaient souvent les frais. Un film magnifique et émouvant, dans la plus pure tradition fordienne.
Alors que, dans les années 1960, la bataille des Noirs Américains pour la reconnaissance de leurs droits civiques fait rage aux États-Unis, la sortie du Sergent noir (dont le titre anglais, Sergeant Rutledge, plus pudique, ne fait pas référence à la couleur de peau du héros) prend forcément une résonance particulière. Willis Goldbleck, l’un des deux scénaristes, proposa l’histoire à James Warner Bellah, le vieux complice de Ford, pour qu’il convainque le réalisateur de la filmer. Pour John Ford, il ne s’agissait en aucun cas de faire un film sur le racisme, mais de réitérer sa foi humaniste en l’héroïsme et la dignité humaine, qui n’appartiennent pas, dans son œuvre, à une race définie. Pris dans un contexte sociologique particulier, Le Sergent noir, en quelque sorte, lui échappa.
Le scénario est presque intégralement construit en flash-backs. Lors de son procès en cour martiale, un officier, le sergent Rutledge, est accusé d’avoir violé et étranglé une jeune femme, puis d’avoir tué son père. Tout semble jouer contre lui : il était présent lors du meurtre, et a tenté de s’échapper. Surtout, il est noir. Pour le procureur, aveuglé par sa haine raciste (rappelons qu’à l’époque, un noir ne pouvait toucher une femme blanche sans risquer le lynchage), cela suffit à le rendre coupable. Pour l’avocat de la défense, qui connaît bien l’accusé pour avoir été son lieutenant, seule la valeur militaire de Rutledge compte : cet homme respecté de tous, ce héros, ne peut pas avoir commis une telle atrocité. À la barre, les témoins défilent et racontent tour à tour, de leur point de vue, le déroulement des événements.
Jamais Ford ne cède pas au simplisme en opposant des personnages racistes aux autres. Il y a bien la femme du juge (interprétée par la grande actrice Billie Burke, âgée de 76 ans et qui mourut juste après le tournage), symbole de la stupidité crasse des puritaines, mais son utilisation est avant tout comique ; quant au procureur, il est le vilain de l’histoire, parce qu’il en faut bien un pour avancer. Ce que Ford juge au fond, par un habile procédé de mise en scène, est le bon droit de Rutledge à faire partie de l’armée américaine, ce qui l’innocentera automatiquement. La première heure du Sergent noir, où le soupçon pèse encore sur le héros, est donc filmée dans des tons très sombres. En jouant sur une mise en scène très théâtrale (l’artificialité des décors de carton-pâte n’a jamais gêné Ford, encore moins dans ce film), le cinéaste traduit la culpabilité très forte induite par la couleur de peau du héros. Pour passer du premier témoignage de la défense, celui de Mary Beecher, au flash-back, Ford plonge le tribunal dans l’obscurité, n’éclairant que le visage pure de la blonde héroïne. La première apparition, violente et inattendue, du sergent noir dans le flash-back semble valider l’affirmation de l’accusation. L’attitude inquiète et brutale du personnage – bien qu’il ne fasse aucun mal à Mary Beecher – en fait déjà un coupable idéal.
Lorsque la possible innocence de l’accusé prend le pas sur cette trop évidente culpabilité, l’atmosphère du film change du tout au tout : alors que les premiers flash-backs se déroulaient dans une nuit lourde de menace, la suite enchaîne sur des images récurrentes de l’univers fordien : les paysages majestueux du Grand Canyon, les attaques indiennes repoussées par la cavalerie galopant au son du clairon, le tout filmé dans les couleurs flamboyantes du Technicolor. L’accusé lui-même n’est plus mis en scène de la même façon : alors qu’il apparaissait traqué en début de film, le voici mis en valeur, silhouette se découpant dans le crépuscule sur fond d’un chœur élégiaque, héros solitaire au sens de l’honneur indéfectible. Si Ford se plaît à détailler son immobilité et son stoïcisme tout au long du film par des contre-plongées, cette technique change de sens au cours du film : alors qu’elle ne visait qu’à l’isoler au début, tel un criminel, elle valorise sa dignité ensuite, comme dans ce magnifique gros plan où il justifie son choix de ne pas fuir le procès, car l’armée a donné un sens à sa vie.
Si Ford n’a pas cherché, semble-t-il, à faire de son personnage autre chose qu’un héros fordien, noir ou pas (et n’est-ce pas au fond la plus belle façon de déclarer l’égalité des races ?), c’est son interprète, Woody Strode, compagnon de route du cinéaste, qui lui donne une dimension supplémentaire. Son imposante stature et son apparente inexpressivité rendent d’autant plus émouvantes et justes des répliques qui, dans une autre bouche, auraient pu paraître ridicules (« dans cette guerre de Blancs, nous nous battons pour en être fiers », déclare-t-il ainsi aux soldats noirs de son régiment). Rutledge est pris dans un dilemme irrésoluble : se rendre, tout en sachant qu’être mêlé à une femme blanche est déjà pour un noir, le début de la fin ; ou fuir, et perdre tout l’honneur durement acquis après une enfance d’esclave. « On n’est pas libres encore. Peut-être un jour », affirme le sergent noir, dont le combat rejoint ainsi, cent ans plus tard, celui des Malcolm X et des Martin Luther King, pour qu’on reconnaisse enfin aux Noirs américains le droit à la dignité d’homme.