Coup de chapeau aux frères Safdie pour ce premier long métrage malicieux et quasi autobiographique, Lenny and the Kids, l’histoire d’un père divorcé peu ordinaire, projectionniste fou, prêt à accueillir deux semaines ses jeunes garçons dans un minuscule appartement new-yorkais. Dans la joie et la bonne humeur, ce film se questionne sur des temps révolus et réinvente, avec une mélancolie contagieuse, l’enfance de deux frères.
Les deux jeunes frères réalisent ici leur première collaboration. Joshua Safdie s’était déjà illustré dans The Pleasure of Being Robbed, présenté l’année dernière à la Quinzaine des Réalisateurs. Benny a quant à lui réalisé un court métrage, The Acquaintances of a Lonely John. Avec Frownland, son réalisateur, Ronnie Bronstein, s’approchait de l’univers décalé des Safdie tant est si bien que la formation de ce trio n’étonne plus personne : la nonchalance marque leur union. De ce beau mariage naît un joli mélange de confusion au parfum de Big Apple, d’anticonformisme et surtout un grain de folie inexplicable. La preuve, quand Frownland sortait sur nos écrans, son réalisateur, Ronnie Bronstein, nous avait clamé haut et fort, la main sur le cœur : « J’en ai craché du sang pendant cinq ans. Jamais plus je ne serai projectionniste !» Jusqu’à ce qu’il rencontre Benny et Joshua.
Ces trois réalisateurs aiment les personnages confus, ceux qui balbutient, trébuchent, détestent les lignes droites. L’héroïne de The Pleasure of Being Robbed n’avait pas de route tracée. Son aventure s’inventait au fil des jours, sur un coup de tête, sans réfléchir aux conséquences de ses actes. Il en va de même pour Lenny and the Kids. A bien y regarder, une forme hybride se dégage de ces périples à valeur initiatique, bien que le héros ne tire pas profit de ces rencontres ; l’altérité ne l’amène pas à changer son intégrité. Il reste le même du début jusqu’à la fin. Ces réalisateurs défendent à la fois le libre arbitre (la liberté d’agir et de pensée) et le déterminisme (la personnalité du héros inchangeable). Liberté, insouciance, inconscience pourraient être leur devise. Quand Lenny passe la nuit avec une femme, il se retrouve le lendemain, avec ses enfants, en route pour l’inconnu, avec cette femme et son ami. Quel père oserait ce genre d’aventure ? Un père-enfant, incapable de s’engager, dénué de tout sens des responsabilités. Ne cherchez pas, il n’y a pas l’ombre d’un adulte dans ce film, hormis certaines figures tutélaires (mère et policiers) pour de brefs rappels à l’ordre.
Les frères Safdie aiment, comme Woody Allen, la parole, empruntent à Cassavetes son jeu de mise en scène et piquent à Jarmusch des influences musicales. Ils composent un monde naturel en harmonie avec un brouhaha quotidien dans lequel les enfants jacassent à tue-tête. Toujours à la recherche d’idées nouvelles pour amuser ses progénitures, Lenny, personnage farfelu, s’agite, en accord avec une image tremblante et un montage frénétique. Si le spectateur pense trouver du repos dans ce film, il se trompe. Il y a deux moments où un parent baisse les armes : quand l’enfant regarde la télévision ou lorsqu’il dort. Le reste du temps, l’enfant joue, pose des questions et court, jusqu’à perdre haleine. Suivre Lenny et ses enfants, Sage et Frey (de leurs vrais noms) c’est s’engager dans une course infernale, bruyante, ce qui revient à supporter une bande son vite insoutenable. Tout ceci accumulé dans un enfermement presque claustrophobe avec ce trio. Avec insouciance, nos héros rient, s’amusent, sans penser aux lendemains. Est-ce volontaire, mais comme il était impossible d’aimer Keith (personnage principal de Frownland), il parait invraisemblable d’adorer Lenny. Son insouciance est aussi épuisante que l’intrépidité de ses progénitures. Sa figure d’anti-héros, cantonné dans un petit boulot menant une petite vie apparait comme un genre à la mode dans ce cinéma américain indépendant. Au diable les personnalités attachantes, vive les héros détestables mais excusables. Parce qu’on pardonne toujours à un enfant. Même devenu adulte.
Les réalisateurs ne recherchent pas la perfection, la lumière illumine au naturel des visages imparfaits. Le film ressemble à des souvenirs de vacances ou à un portrait de famille, comme ceux de la photographe suisse, Annelies Strba. Dans un souci d’authenticité, le décor de l’appartement a été pensé en fonction des souvenirs des deux auteurs, les enfants sortent de leur « vraie » école et les dialogues s’improvisent. Ces beaux mélanges jalonnent et façonnent l’univers de Lenny et ses enfants, ils suggèrent cet état indescriptible du titre original : Go get some rosemary (allez chercher du romarin).
Tout se filme. Que ce soit flou ou net, il se dégage de Lenny and the Kids une ode à l’imprévisible et à l’absurde annoncée dès l’ouverture du film. Puisque beaucoup peuvent se perdre dans l’incertain, il faut donc s’accrocher aux moments de vie. Il n’y a pas de récit linéaire dans ce métrage. Pour les frères Safdie, filmer le réel revient à filmer des vies décousues et préférer un ensemble composé d’instants fugitifs. L’œil doit s’attarder sur des petites intentions, de brefs moments d’évasion, un visage, une main et puis écouter le rire de ces enfants, apprécier l’anecdotique naturel.
Et pourtant, derrière ces apparences légères, l’imprévu peut devenir dangereux et la responsabilité de chacun reprendre ses droits, l’espace d’un instant. La vie, instable, peut emporter Lenny vers la mort ou au poste de police. Il suffit d’un rien. La raison pointe le bout de son nez, par intermittence, puis la passion reprend le dessus, le mal s’oublie au profit du bonheur de la légèreté. Finalement, dans les films des Safdie, le but importe peu, c’est l’expérience qui prime. Ils insistent sur un quotidien familier et de manière intrinsèque, prévisible, tout en refusant les règles établies (les notions de champ-contrechamp sont renversées, l’alternance des points de vue privilégiée) ou encore, en accordant des clins d’œil à la Nouvelle Vague (une course avec Lenny, Sage et Frey rappelle celle de Jules, Jim et Catherine sur un pont) voire au cinéma américain indépendant des années 1980 avec une brève apparition d’Abel Ferrara. Rien que pour cette recherche de l’éternité dans l’instant, Lenny and the Kids s’approche d’un idéal réinventé à chaque seconde.