En prolongement de notre critique d’Uncut Gems, nous avons souhaité revenir sur le film, en compagnie de Victor Bournerias, programmateur au Grand Action et fin connaisseur de l’œuvre des deux frères new-yorkais.
Josué Morel : Je voudrais commencer par te donner la parole, Victor. Thomas et moi-même avons été agréablement surpris par Uncut Gems des frères Safdie, dont les précédents films ne nous ont pas tout à fait séduits. Ce qui n’est pas ton cas : tu suis attentivement leur cinéma depuis ses premiers pas.
Victor Bournerias : Oui, je les ai découverts par hasard au gré des sorties avec The Pleasure of Being Robbed, que j’ai trouvé très beau. Très vite après, Lenny and the Kids est sorti et m’a vraiment convaincu de ce que les Safdie était capable de faire et de leur univers. Après quoi, ils font Mad Love in New York, leur film qui divise le plus jusqu’à aujourd’hui, que je trouve vraiment fascinant, tout comme leur documentaire sur le basket [Lenny Cooke, sorti en 2013], important pour comprendre Uncut Gems.
J.M. : À ton sens, Uncut Gems constitue-t-il une rupture dans leur filmographie ?
V.B. : Non, car il prolonge le geste de Good Time : proposer un cinéma de genre sous influence du cinéma indépendant contemporain, tout en se référant aux films des années 1970 et du Nouvel Hollywood (mais aussi, d’une certaine manière, à Michael Mann et à la période « films de genre » d’Abel Ferrara). Uncut Gems est au fond une surenchère par rapport à Good Time, que l’on peut voir comme une porte d’entrée dans un système mieux financé, avec la présence d’une star, Robert Pattinson, à l’intérieur d’un film de genre. Il y a d’ailleurs des motifs dans Uncut Gems qui relient le film au début de l’œuvre : le basket, la manière de filmer New-York… mais aussi, chose curieuse, le fait que le film ne soit pas totalement contemporain. Il se déroule entre 2010 et 2012, soit sept ou huit ans avant sa sortie. La date correspond à l’époque d’écriture du film, mais il y là-dessous une idée de non-contemporanéité qui a toujours été présente chez les Safdie, comme si dans un New-York en mutation une partie de cette ville qu’ils ont connue enfants perdurait.
J.M. : C’est intéressant, car je vois également une continuité avec Good Time sur une question formelle très précise que j’aimerais que l’on creuse, car elle constitue à mon avis le cœur d’Uncut Gems. Pour résumer un peu sommairement le style heurté des Safdie, on pourrait dire que ce sont des « cinéastes de l’énergie », ce qui apparaît notamment de manière nette au début de Good Time, qui s’ouvre sur un travelling avant convergeant vers une toute petite pièce. Soit le principe d’une charge ou d’une concentration comme condition d’une déflagration, rejouée ensuite dans la séquence du braquage, qui aboutit à l’explosion des billets volés pleins de peinture rouge. Sur ce point, il me semble que quelque chose « se passe » avec Uncut Gems, en cela que les Safdie sont en train de formaliser des choses qui, dans leurs films précédents, restaient encore à l’idée d’intuitions ou accouchaient d’une forme au fond un peu brouillonne. Le film organise un circuit autrement plus dynamique autour de la figure de Howard, joué par Adam Sandler. Cette rigueur nouvelle de l’écriture transparaît notamment dans la scène de fin : Howard, qui durant tout le film se trouve dans différentes positions vis-à-vis de dynamiques qu’il contrôle partiellement (il est tour à tour initiateur, médiateur ou victime des situations), opère alors un transfert d’énergie entre deux « boîtes » dans sa boutique : d’un côté le va-et-vient d’un match de basket, diffusé sur un écran de télé, et de l’autre un sas où sont enfermés ses créanciers. L’idée sous-jacente de la scène, c’est que cette concentration de l’énergie est à l’origine de son succès et de sa chute : lorsque la porte du sas s’ouvre, l’énergie accumulée lui revient, littéralement, en plein visage.
Thomas Grignon : Je me retrouve dans ton propos, car j’ai l’impression que toute la mise en scène de leurs films précédents, du moins ceux que j’ai vus (Mad Love… et Good Time), s’organise autour de la saturation d’énergie provoquée par la rencontre hasardeuse de différents personnages. Leur mise en scène me semble principalement fondée sur l’utilisation de champs-contrechamps au sein desquels se croisent des trajectoires et s’affrontent des personnages. La scène-type de leur cinéma se trouve à mes yeux dans Mad Love… : l’héroïne, Harley, retrouve son petit ami, Ilya, qui l’agresse en lui jetant des cigarettes au visage, avant que la jeune femme ne se mette à repriser sa veste. Dans une configuration analogue à l’ouverture de Good Time, la caméra se met alors à zoomer sur le trou de l’aiguille. Lorsque le fil à recoudre traverse l’aiguille, un morceau de techno hardcore retentit ; cut : les SDF sont en train de danser. En somme, du croisement de deux lignes naît un déploiement d’énergie complètement anarchique. Or, il me semble qu’Uncut Gems, de manière beaucoup plus subtile et fine, prolonge cette idée.
J.M. : Je vois ce que tu veux dire, mais je suis davantage d’accord avec la deuxième partie de ton raisonnement qu’avec la première, dans le sens où le film me semble mettre en scène un redéploiement de l’énergie en dehors du cadre d’un affrontement ou de seuls champs-contrechamps. Prenons par exemple la séquence du soir de Pessa’h, théâtre d’une dynamique de redistribution assez complexe : Howard prend d’abord la place de son beau-frère (et principal créancier) lors du séder. Puis, il traduit l’hébreu en anglais (premier transfert) et, à l’énonciation de chaque plaie d’Égypte, jette quelque gouttes de vin de son verre vers son assiette (deuxième transfert) ; il guide son fils (« c’est chaud, c’est froid ») dans le salon, qui sort victorieux de la chasse aux trésors à laquelle prennent part l’ensemble des enfants. La séquence se poursuit ensuite avec un détour par l’appartement d’Howard à Manhattan, pour vérifier que sa maîtresse a bien quitté les lieux, où il appuie sur le bouton « Off » de sa sono (bref, il coupe l’énergie de la situation), et lorsqu’il rentre chez lui, sa femme lui demande d’opérer un dernier transfert, à savoir transvaser les poubelles vers les bennes destinées au recyclage. Il y a constamment une logique de transmission et de médiation, que le personnage prend en charge, parfois à son corps défendant. Avec ça, on sort à mon avis d’une stricte logique d’opposition pour arriver à une mise en réseau. Les dynamiques, beaucoup plus complexes et vastes, s’organisent désormais à l’échelle d’une ville.
T.G. : Dans ce sens, le plan qui donne la clef du film est celui où Howard, les yeux exorbités, capte le regard de Demany et Kevin Garnett dans sa boutique, tandis qu’il bouge dans tous les sens les yeux d’un espèce de Gremlins…
V.B. : Oui, le Furby en diamant !
T.G. : Par ailleurs, je trouve intéressant que Victor ait mentionné Ferrara tout à l’heure, car Uncut Gems me semble être le film des Safdie qui épouse le plus une structure « ferrarienne », construite selon une logique d’anamorphoses (pour reprendre un terme de Nicole Brenez). La première scène du film, très longue, ce ballet de plus de vingt minutes où Howard ne cesse d’aller et venir, d’échanger de l’argent et des bijoux et de hurler au téléphone, se rejoue à la toute fin avec le match de basket et le montage parallèle entre Howard, Julia puis Demany. Un motif y est clairement répété : un personnage casse la vitre des présentoirs de la boutique de Howard (d’abord Kevin Garnett, puis les hommes de main d’Arno). Prendre un détail et le rejouer sous une forme tragique ou catastrophique à la fin du film, c’est quelque chose de systématique chez Ferrara (cf. Ms. 45 ou Bad Lieutenant). Uncut Gems tire en partie sa cohérence de là : beaucoup de scènes contiennent des éléments qui seront repris d’une manière ou d’une autre dans la suite du film. Lorsque nous avons préparé cette discussion, Josué avait par exemple noté que le rouge du smoothie que Howard jette sur Julia prolonge le rouge de la boisson énergisante que Demany verse dans l’aquarium, etc.
J.M. : Sur la couleur et sa propagation, je pense aussi à la scène de boîte de nuit, où le rouge du hoodie de Demany se met à déborder sur Howard…
Adam Sandler
J.M. : On pourrait peut-être ajuster l’hypothèse de départ, et postuler que le film marque davantage un tournant qu’une rupture… qui je crois doit aussi beaucoup à la présence d’Adam Sandler. Si Sandler a une carrière inégale, il a régulièrement « donné des nouvelles » et construit un parcours à travers une poignée de films. Je pense à Spanglish de James L. Brooks et Punch-drunk Love de Paul Thomas Anderson, mais aussi à des films que j’aime moins où brille cependant Sandler, tels que Funny People de Judd Apatow ou The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach. La plupart de ces titres travaillent la même idée, à savoir qu’Adam Sandler est un acteur « incadrable », qui ne cesse de déborder du cadre (c’est explicitement ce que raconte Punch-drunk Love, avec le rapport pathologique que le personnage entretient vis-à-vis des portes). Ici, Sandler apporte une mobilité, il devient le catalyseur de la circulation de l’énergie et du mouvement.
V.B. : C’est marrant ce que tu dis, car lors de la longue scène qui suit la soirée de Pessah, je trouve que la sortie de champ finale de Howard se teinte d’une nuance assez lugubre. Je me demande s’il ne s’agit pas d’un effet d’annonce par rapport à la fin, car c’est l’un des rares moments où Sandler sort du cadre pendant quelques secondes (ce qui est conséquent au regard du film), tandis que la caméra filme le vide en avançant très légèrement. Autrement, il dévore constamment le cadre…
T.G. : Précisément parce qu’il initie le montage.
J.M. : Oui et non : d’autres personnages veulent parfois le mettre dans un cadre, comme dans la scène du coffre de voiture… Par ailleurs, j’aime bien l’idée que le personnage ne cesse de se décharger et de se recharger. Au début du film, lorsqu’il arrive excédé dans son appartement où sa copine a vraisemblablement fait la fête, il s’allonge dans ses bras, épuisé, puis, lorsqu’il revient à la boutique, sa première action est de mettre son téléphone à charger.
T.G. : La dépense d’énergie d’Howard a quelque chose de très amusant… D’ailleurs Sandler apporte un changement notable : pour la première fois, le personnage principal est sympathique et surtout drôle ! Là où Mad Love… et Good Time étaient des films au contraire déprimants et pesants…
J.M. : Oui, ce changement de ton me semble précisément dû à Sandler.
T.G. : Pas uniquement : il y aussi le personnage interprété par Julia Fox, Julia, qui se révèle très attachante à la fin du film.
V.B. : Et le personnage complètement aberrant de Diamond, qui arrive dans les dix dernières minutes…
J.M. : Dont on dit d’ailleurs qu’il est un personnage de cartoon !
V.B. : Et c’est encore un coup de génie des Safdie, car il ne s’agit pas du tout d’un rôle de composition, mais d’un inconnu qu’ils ont fait joué dans le film.
J.M. : Sandler est surtout drôle quand il se retrouve à l’arrêt, comme dans cette scène où il demande à son épouse de le regarder dans les yeux et lui sourit pour la convaincre de lui redonner une chance. Ou encore lorsqu’il se cache de sa maîtresse pour finalement fondre en larmes, les narines ensanglantées, en geignant comme un enfant.
L’addiction
V.B. : Pour revenir sur la filiation avec Ferrara, à mon sens assez profonde, l’addiction comme moteur de la circulation de l’énergie me semble être au cœur de leur mise en scène. La façon dont le personnage de Sandler la traduit est assez fascinante, notamment lors d’un plan où il récupère l’argent pour la troisième fois et que se présente à lui une nouvelle porte de sortie. Son cerveau s’arrête et il décide de tout parier, ce qui va lancer tout le dernier mouvement : une espèce d’illumination, assez terrifiante, se dessine sur son visage.
J.M. : Sur ce point, j’ai toujours deux réserves : au-delà du fait que l’énergie me semblait jusqu’ici innerver la mise en scène sans être vraiment prise en charge, je crois qu’il faudrait distinguer dans le cas d’Uncut Gems la figuration de l’énergie de sa mise en circuit par le récit. Les deux peuvent toutefois se recouper, comme dans cette belle scène de drague entre Howard et Julia. Tous les deux ont eu la même idée, sans s’être concertés, d’organiser une soirée romantique. Sauf qu’il y a une asymétrie qui rompt le strict parallélisme du désir : arrivé avant sa copine, Howard se cache dans un placard et observe sa partenaire se préparer. Chacun se trouve tour à tour sujet et objet d’une dynamique de séduction ; le désir circule, jusqu’à ce que Sandler sorte de sa cachette tel un diable de sa boîte (on y revient).
T.G. : Au fond, comme dans les films précédents, c’est le croisement des trajectoires que suivent les personnages qui dicte la dynamique du récit.
J.M. : J’ai toutefois l’impression que les situations sont beaucoup plus denses et complexes. La séquence de Pâques juive ou celle de la vente aux enchères sont plus longues, il y a des ramifications qu’on ne trouvait pas dans les précédents films…
T.G. : C’est que, dans les deux cas, Howard est toujours le producteur des conflits avec son entourage, puisqu’il est en dette avec plusieurs personnes. Cela fait d’ailleurs de lui un héros parfait pour les Safdie, plus encore que ceux de Mad Love… ou de Good Time qui, eux, étaient harcelés sans raison apparente.
V.B. : Effectivement, ce sont des situations initiées par Howard. Tous les personnages qui viennent le harceler sont ses créanciers. Il est toujours le moteur de son système de harcèlement.
T.G. : C’est aussi que la topographie et le niveau de vie ont changé dans ce film. Mad Love… et Good Time traitent de marginaux qui vivent certes à l’intérieur d’une ville quadrillée, New York, mais au sein de laquelle ils vont créer, selon une logique underground, des réseaux souterrains : celui des SDF qui errent dans les rues, ou bien le monde interlope de la nuit dans laquelle vit le personnage de Robert Pattinson.
V.B. : Oui, on retrouve cette idée dans tous leurs films.
T.G. : Uncut Gems est par ailleurs le premier où la trajectoire des personnages que l’on suit est « à peu près » normale et légale. On reste grosso modo dans le Diamond district, et si on continue à naviguer à l’intérieur de « milieux », la trajectoire des personnages n’est plus entièrement tributaire du hasard des rencontres et du caractère contingent de la rue. À la différence de Mad Love…, on ne va plus n’importe où quand on prend la route, mais à Philadelphie pour assister à l’entraînement de Kevin Garnett…
V.B. : Oui, il n’y a plus de chaos qui vient heurter la vie du personnage de Sandler, si ce n’est celui qu’il a lui-même engendré.
Basket et judaïsme
J.M. : Pour finir, on pourrait également évoquer la question du basket, encore une affaire de dynamique… Les Safdie ont justement réalisé un documentaire à ce sujet.
V.B. : Pour aller très vite, ils ont en effet consacré un film à Lenny Cooke, un joueur au talent absolument extraordinaire quand il était au niveau du lycée et qui appartenait à une génération de joueurs devenus d’immenses stars. Ces compétitions inter-lycées sont une porte d’entrée pour la NBA. Tous les ans, les joueurs sont classés pour être draftés pour les équipes pro. Deux ans de suite, il a été dans le trio de tête des meilleurs joueurs de l’année sans être sélectionné. Son nom reste connu dans les circuits d’amateurs de basket, mais en qualité d’espoir qui n’est jamais allé au bout de son potentiel. Aujourd’hui, il vit dans un mobil-home au Sud des États-Unis. Le film suit son parcours de manière haletante, tout en montrant très vite que le joueur n’a pas percé.
J.M. : On en revient à l’idée de la valeur qui s’avère fluctuante, potentiellement faussée…
V.B. : Par ailleurs, il y a chez les Safdie un grand intérêt pour les méandres du système, toute la question du draft, pourquoi il aurait dû laisser gagner un tel à tel moment pour se mettre en valeur et être pris à coup sûr. Au-delà de la question du sport et de sa chorégraphie, il y a une passion pour le mécanisme et sa puissance d’écrasement.
J.M. : Il y aurait donc un grand écart entre le système et son mécanisme et le destin, ce que rejoue la mise en relation dans Uncut Gems du côlon, du cosmos et du diamant. L’analyse du milieu, sans aller du côté du documentaire, donne à voir les enchères et la circulation de l’argent, tout en se tournant du côté du destin, du pari, du hasard, etc.
V.B. : C’est vrai. Il y a en tout cas une ampleur et une structure inédites ici.