À travers un plan-séquence reliant l’intérieur d’une pierre précieuse à un côlon, le début d’Uncut Gems résume parfaitement le cinéma des frères Safdie, où la beauté se tapit dans ce qu’il y a plus de sale et trivial. Après la vagabonde cleptomane de The Pleasure of Being Robbed, les amants toxicos de Mad Love in New York ou encore les frères hors-la-loi de Good Time, Uncut Gems redore la figure d’Howard Ratner (Adam Sandler), bijoutier dans le Diamond District à Manhattan.
Véritable manifeste bling-bling, le film est semblable à la pierre précieuse que le protagoniste importe illégalement d’Éthiopie dans l’espoir de réaliser une plus-value aux enchères, avant que divers ennuis ne compliquent cette combine. Il en possède les reflets iridescents et les couleurs électriques, grâce à la photographie de Darius Khondji, qui joue des innombrables surfaces réfléchissantes, qu’il s’agisse des miroirs, des lunettes d’Howard ou des façades vitrées des buildings. À cet égard, il est intéressant de souligner que les trois couleurs principales de la pierre – bleu, vert et rouge – sont celles d’un pixel, le bokeh créé par la longue focale et distordu par l’anamorphique reproduisant à l’échelle de la ville les chatoiements du minerai. Multipliant les genres, les tonalités et les intrigues (Howard a autant d’ennemis que de dépenses, c’est-à-dire beaucoup), le film affiche par ailleurs de multiples facettes : en gestation depuis dix ans, Uncut Gems cristallise et exacerbe les motifs de la filmographie des Safdie.
« Please calm down »
Grâce à un montage épileptique et à une caméra ultra mobile, calée sur les mouvements incessants du protagoniste, leur cinéma apparaît ainsi plus nerveux et chaotique que jamais. La fièvre atteint son paroxysme dans une scène où le personnage est poursuivi par les hommes de main d’Arno, membre de sa famille à qui il doit une grosse somme d’argent : la frénésie du découpage et la cacophonie des hurlements sur fond de synthés acides signés Daniel Lopatin (Oneohtrix Point Never) créent alors une atmosphère irrespirable. Howard, sommé en permanence de se calmer, est une véritable pile électrique : « Une seule chose à la fois », l’intime ainsi un personnage. Un gros plan sur son téléphone, affichant plusieurs lignes occupées, met également en évidence son éparpillement. La performance d’Adam Sandler participe pleinement de cette ambiance survoltée : déployant une énergie débridée, l’acteur semble toujours sur le point d’exploser, dans un numéro d’équilibriste sans filet d’autant plus impressionnant que, comme Robert Pattinson dans Good Time, il se livre à une véritable métamorphose, loin des comédies potaches auxquelles il nous avait habitués.
Drôle malgré lui, Howard Ratner a tout du loser attachant, qui rêve d’être un héros sans jamais y parvenir. Accumulant dettes de jeu, déboires familiaux et échecs affectifs, le personnage finit par éclater en sanglots, consolé par son amante Julia (Julia Fox), qui semble être la seule à l’aimer pour ce qu’il est. Honni de tous, il se voit refuser l’accès à plusieurs endroits (la boîte où le chanteur The Weeknd donne un concert, le lieu d’entraînement du basketteur vedette Kevin Garnett). Le motif du seuil infranchissable réapparait à travers le running gag que constitue le verrouillage défectueux de la portée d’entrée de la bijouterie : empêchant d’abord le personnage de récupérer la pierre précieuse prêtée à Kevin Garnett, il lui permet ensuite de narguer ses ennemis, contraints de le regarder remporter un pari depuis l’autre côté de la vitre. Dans le film, les seuils permettent ainsi de distinguer la réalité, où Howard enchaîne les échecs, du jeu, qui représente son unique moyen de gagner.
Uncut Games
Une fois de plus, les cinéastes transforment New York en un vaste playground. Le film évoque notamment le jeu vidéo, que ce soit à travers le design du titre rappelant celui de Nintendo ou la bande-son électronique de Lopatin. Les « gemmes » du titre sont d’ailleurs courantes dans cet univers, où elles permettent en général d’engranger des vies ou d’augmenter ses pouvoirs. Howard retire ainsi de la pierre précieuse le sentiment d’exister en même temps qu’une puissance accrue. Dans une scène où le personnage monte sur la balance dans une salle de bain, on peut alors penser qu’il cherche à connaître son poids symbolique, qui ne cesse de croître à mesure qu’il remporte des paris. Chez les frères Safdie, le jeu est par ailleurs intimement lié à l’enfance, comme en témoigne le lit en forme de voiture de course de Beni (du même nom que l’un des deux réalisateurs), le fils d’Howard. Au début de Lenny and The Kids, long-métrage basé sur leurs souvenirs d’enfance, un carton mentionnait déjà un « frigo rempli de jeux ». Howard Ratner, tout comme Lenny, est inspiré de leur père, qui travaillait réellement dans le Diamond District. Outre l’amour du jeu, les deux personnages partagent également un goût pour l’imprévisible, une tendresse paternelle qui va de pair avec une forme d’irresponsabilité. C’est dans sa dimension autobiographique, empreinte de nostalgie, que Uncut Gems se révèle le plus touchant, faisant du jeu un moyen de revenir à une enfance disparue.
L’appât du gain, a priori bassement matériel, apparaît ici davantage comme une quête spirituelle, l’argent revêtant des propriétés magiques aux yeux d’Howard, qui s’illuminent lorsqu’il voit sa fille cracher des pièces d’or dans une pièce de théâtre scolaire. Une mystérieuse « connexion » lie également la pierre précieuse à Kevin Garnett, lui permettant de remporter miraculeusement tous ses matchs. Si les sommes gagnées sont de plus en plus importantes, l’argent n’est jamais une fin en soi pour Howard, qui n’aime pas thésauriser et se plaît au contraire à dépenser tout ce qu’il gagne. Comme en attestent certaines scènes faisant de l’orgasme une métaphore explicite, il se déclare ainsi « prêt à jouir » lorsqu’il reçoit l’opale et gémit au moment de remporter son premier pari. La montée du plaisir accompagne bien souvent celle du suspense : en témoigne l’une des dernières scènes du film, où Howard regarde le match sur lequel il a parié tout son argent, tandis qu’Arno et ses hommes de main attendent bloqués dans le sas d’entrée de la bijouterie. Le montage alterné crée alors une tension entre eux et retarde l’arrivée du résultat, qui n’en est que plus fracassant.
Malgré la victoire écrasante de Kevin Garnett, le match débouche sur un dénouement fatal, qui inverse la dynamique du début, en plongeant d’abord dans la chair de Howard pour rejoindre ensuite les profondeurs de la pierre, avant de se confondre progressivement avec une nuit étoilée. En associant l’intimité d’un corps aux dimensions cosmiques de la galaxie, Uncut Gems laisse alors la trace indélébile d’un personnage bigger than life.