Premier long métrage du New-Yorkais Joshua Safdie, The Pleasure of Being Robbed séduit par son style léger et mélancolique à la fois. Centré sur Eleonore, jeune kleptomane énigmatique, ce film lo-fi vagabonde dans les rues de New York, de jour comme de nuit, sur fond de jazz et de pop folk alternative. Si les références traversent l’écran sans jamais l’encombrer, The Pleasure… a la beauté intense, secrète et inattendue d’un baiser volé.
Lorsque l’on croise Eleonore pour la première fois, elle vient tout juste d’apercevoir une vieille connaissance à elle, marchant de l’autre côté de la rue. Le problème c’est qu’elle ne semble pas avoir la mémoire des prénoms. « Becca !» lance-t-elle. Raté. « Edith!, … Dawn ?» Banco. La Dawn en question lève la tête et Eleonore de traverser la rue pour la prendre dans ses bras. L’échange est bref, mais l’émotion maladroite née de cette rencontre fortuite parait sincère. Le « hic » c’est qu’en partant Eleonore passe son bras dans la bandoulière du sac à main de Dawn puis s’en va avec, l’air de rien. Étourderie ou magistral tour de passe-passe ? Quelques instants plus tard, le contenu du sac sera mis à nu avec une curiosité presque machinale. On comprend là qu’Eleonore ne connaissait Dawn ni d’Ève ni d’Adam. Elle n’a, bien sûr, aucun trouble de la mémoire. Ses manies à elle sont le vol, le chapardage, la grappille. Loin d’être à l’affut d’objets de valeur, la jeune fille s’approprie plutôt ce qui lui tombe sous la main. Pour preuve, lorsqu’elle dérobe à même le trottoir les cadeaux d’une petite fille, le butin s’avère folklorique. À peine rentrée chez elle, elle extirpe du sac une sorte de caniche gris frisé et une tripotée de chatons. Se débarrassant du chien manu militari (!) avant de s’endormir entourée des félins et de leurs ronronnements, Eleonore intrigue.
Qui est donc ce drôle d’oiseau qui vole comme elle respire ? Que cherche-t-elle ? Pourquoi ces vols à répétition ? Par pur désœuvrement ou pour combler cette blessure indicible, fêlure existentielle, voilant parfois son regard ? Si Eleonore est toujours présente dans le cadre, il revient en revanche à chacun de nous de trouver la clef capable de déverrouiller son mystère. Rieuse, souvent amusante (surtout une raquette de ping-pong à la main face au très sérieux Wayne, et encore plus au volant d’une Volvo… « empruntée »), Eleonore n’en est pas moins une fille fragile. Une marginale rêveuse en mal de stabilité identitaire. Et sa rencontre avec Josh n’y changera rien, malgré la tendresse témoignée par cet ami-amant burlesque (Joshua Safdie lui-même) qu’elle raccompagne sur un coup de tête à Boston, à grands renforts de coups de freins (soit une petite virée nocturne de 300km!).
Si The Pleasure of Being Robbed s’apparente à un conte urbain, sa morale serait qu’il en faut de peu pour se faire acculer dans les marges de nos sociétés normatives. Même si vous êtes incroyablement inoffensif, un pas de travers, un geste ou une parole décalés, et vous voilà ignoré, rejeté, pointé du doigt, voire accusé. Prié de vous plier au modèle dominant. Pourtant, même s’ils ne sont pas tous des saints, il y a des fauteurs de troubles qui mériteraient toute notre attention. Certains films ont cette humanité là. Restent souvent des personnages inoubliables, dont les parcours de vie varient autant que les prénoms : Antonio, Michel, Antoine, ou encore, Janine. Et pourquoi pas Wendy, jeune Américaine à la dérive récemment mise en scène par Kelly Reichardt. Marginale, solitaire, indolente et insolente, Eleonore vient aujourd’hui s’ajouter à cette liste. Bien qu’hors-la-loi, on peine à lui en vouloir. Certains films ont ce pouvoir là. Et lorsqu’elle se fait littéralement prendre la main dans le sac, on lui souhaite de s’en sortir. Une fois menottée, on s’en doute, son évasion ne peut être que toute symbolique. Indescriptible bulle d’onirisme, la scène du « baptême raté » en plein milieu du zoo de Central Park est réellement touchante. Car voilà, on a beau vouloir dompter ses rêves d’enfants, ils ont tendance à foutre le camp comme le sable entre les doigts. Reste à ne pas céder, à ne pas totalement se fondre dans la masse. Être soi et faire corps avec le réel dans toutes ses dimensions.
Finalement, même si Joshua Safdie donne la réplique à Eleonore Hendricks, c’est plutôt son personnage à elle qui fait office d’alter ego du réalisateur. Car tous deux ont l’air de partager cette curiosité insatiable face au monde, cette propension à générer des histoires. Et si parfois les plans du film prennent une tonalité documentaire, c’est que la caméra prend plaisir à capter le réel à l’état brut. Filmer New York comme d’autres y glanent. Ces instants-là sont brefs, voire anecdotiques (le passage dans le champ d’un vieil homme pimpant ; une conversion avec un épicier à l’abri de la pluie ; les jeux d’un enfant et d’un père apprenti-vidéaste), mais sont les traces indéniables d’une soif vibrante de liberté. Comme par hasard, un mot qui va à ravir à NYC, surtout filmée en 16 mm sous la neige au rythme de l’inégalable Monk.