Première plongée éditoriale dans l’univers de Robert Guédiguian, ce portrait s’articule autour d’entretiens réalisés au cours de l’été 2007, entrecoupés d’extraits de textes publiés dans la presse quotidienne nationale, de fragments de dialogues de films, de notes d’intention et de synopsis. Une filmographie commentée complète l’ensemble. Si le choix formel de la longue conversation permet d’éviter l’indigestion biographique, la réussite du livre tient surtout au regard complice mais exigeant que la journaliste Isabelle Danel porte sur le réalisateur de Marie-Jo et ses deux amours.
Né d’un père arménien et d’une mère allemande, Guédiguian entretient une relation si sereine avec ses origines – « Je ne me sens ni coupable de ce qu’ont fait les Allemands, ni victime du génocide arménien » – qu’il ne craint pas d’affirmer un brin provocateur : « J’ai toujours dit […] que je préférais un Turc de gauche à un Arménien de droite. » Marseille est sa terre nourricière, sa langue, et surtout le cadre de l’éveil de sa conscience politique. C’est auprès du père (instituteur) et de l’oncle (militant CGT) de Gérard Meylan (son ami déjà et futur acteur fétiche) qu’il fait « son apprentissage » idéologique. En 1968 les élèves Meylan et Guédiguian seront les deux premiers grévistes du lycée Victor Hugo. L’apprentissage cinématographique commence à la même époque par un véritable coup de foudre pour Pasolini, et se nourrira ensuite des écrits du réalisateur italien. Du sous-prolétariat romain au sous-prolétariat marseillais, il n’y a pas bien loin. Robert Guédiguian poursuit ses études à Paris jusqu’à une thèse inachevée sur La Conception de l’État dans l’histoire du mouvement ouvrier.
En 1980, après douze ans de compagnonnage avec le Parti Communiste, il ne reprend pas sa carte et (co-)réalise son premier film Dernier été. Le cinéma, palliatif à l’engagement ? Plutôt un autre moyen d’expression politique. « Du point de vue du rêve [Guédiguian est] toujours communiste » avec un souci constant du public dans toute sa diversité, qui le pousse à « travailler sur un niveau compréhensible par tous ». Suivront en 1983 Rouge Midi, en 1985 Ki Lo Sa ?, en 1989 Dieu vomit les tièdes, en 1992 L’argent fait le bonheur et en 1994 À la vie, à la mort ! où le citoyen Guédiguian nous parle déjà de désillusion, de lutte, d’entraide et de l’empreinte du temps sur les rêves de jeunesse. Il lui faudra cependant attendre 1997 pour rencontrer, à son plus grand étonnement, le succès public et « réenchanter le monde » de 2,7 millions de spectateurs : « Le cinéma n’est pas une science exacte ! Sur Marius et Jeannette tout allait de soi. Je serais bien en peine d’expliquer pourquoi. » Sûrement parce qu’il s’agit là d’un véritable film populaire qui porte un regard empathique (ni condescendant ni caricatural) sur ses personnages, un film « qui révèle aux hommes la grandeur qu’ils ignorent en eux » aurait pu dire Malraux.
On lui prête parfois une certaine maladresse ? Il la revendique haut et fort : « En sculpture, j’adore les statues pas finies […] parfois je laisse une pierre un peu brute […] parce que ça apporte quelque chose que je refuse de perdre. » La scène de Lady Jane où François (Jean-Pierre Darroussin) descend trois voyous est à n’en pas douter l’une de ses pierres brutes… Son besoin viscéral d’asséner au spectateur ses idées politiques, aussi généreuses qu’elles puissent être, contribue aussi à une certaine « gaucherie » dont ses détracteurs se sont très vite emparés. C’est aussi pour les mêmes raisons qu’on l’aime. Ennemi de la fioriture et de toute perfection formelle apparente, Guédiguian se consacre depuis bientôt trente ans et quelque quinze films à mettre en images la vie aussi âpre et difficile qu’elle soit, et la complexité des relations humaines, au sein de la famille, du couple ou du groupe.
Du Promeneur du Champ-de-Mars (vrai-faux biopic à mille lieux de la reconstitution historique) à Voyage en Arménie (artificiel retour aux sources), Guédiguian s’autorise, à dessein, quelques escapades extra-marseillaises : « Ça me plaisait bien de décoller l’étiquette du réalisateur qui travaille sur le populaire, l’accent, le Midi, la fraîcheur…» Guédiguian aime surtout être là où on ne l’attend pas, pour surprendre son spectateur autant que pour déjouer les calculs des metteurs en case professionnels. « Tous ces gens qui vous classent et vous déclassent en un clin d’œil, j’avais envie de leur claquer le bec. » Et quand il revient à Marseille avec Lady Jane, c’est pour mieux déconcerter son monde en dégainant sa caméra pour un polar au classicisme affiché tant dans le choix des personnages (le voyou, le cave…), que dans celui des scènes (braquage, fusillades…) et de l’intrigue même, où sa vision acérée de l’homme tant du point de vue dans sa relation aux autres que de son évolution personnelle est encore et toujours à l’œuvre.
Bande, tribu, famille, Guédiguian a le sens du collectif : Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin et Gérard Meylan mais aussi Malek Hamzaoui son directeur de production forment le noyau dur d’une troupe qui sait accueillir de nouveaux venus comme Julie-Marie Parmentier dans La ville est tranquille. Cette fidélité offre au réalisateur le privilège d’instaurer une intertextualité filmique pour le plus grand bonheur du spectateur qui a le sentiment de faire aussi partie du clan. Depuis quinze ans, Robert Guédiguian est également producteur chez Agat Films. « Producteur c’est un métier, cinéaste, non. Donc je suis producteur professionnel et cinéaste amateur. » C’est lui qui a donné à Lucas Belvaux les moyens de mener à bien sa trilogie (Un couple épatant, Cavale, Après la vie).
« Il y a quelque chose d’“anormal” pour moi à faire ça. “Anormal” au sens où un fils d’ouvriers, né à l’Estaque dans les années 1950 [ …] ne va pas dans ce monde-là. Ne fait pas de cinéma. Ne donne pas dans l’art !» Qu’on ne s’y trompe pas, Robert Guédiguian n’a rien d’un poseur. Il n’a pas la mémoire courte, c’est tout ! Cinéaste populaire ? Et quand bien même ! Auteur à part entière en tout cas.