Malgré la présence de Claudia Cardinale et le Lion d’Or obtenu à Venise en 1965, Sandra fait partie des films les moins connus et diffusés de Visconti. On le cite souvent avec Nuits blanches, œuvre également à part, qui fut elle aussi tournée en noir et blanc. Le titre original, Vaghe Stelle dell’Orsa, fait référence aux premiers vers d’un poème de Leopardi. À la traduction littérale (« pâles étoiles de la Grande Ourse »), les distributeurs français ont choisi un titre moins heureux. C’est sûrement la seule fausse note de cette relecture moderne et complexe des Atrides. S’écartant de l’esthétique flamboyante du Guépard, son précédent film, Visconti nous propose ainsi la petite musique tragique et intime d’une famille (et non plus d’une caste) sur le déclin, un terreau plein de tabous et de non-dits que le personnage principal doit remuer pour mieux pouvoir éclore.
Tout commence par une soirée dans un appartement bourgeois de Genève. La caméra de Visconti se faufile au milieu des coupes de champagne et des dialogues anodins pour chercher les protagonistes du drame. Et en particulier Sandra (Claudia Cardinale), qu’un morceau de musique (le prélude de César Franck) sort momentanément de l’allégresse des mondanités. L’état de rupture du personnage ne peut passer inaperçu tant le soudain raccord à 360 degrés en souligne la force. Comme une madeleine de Proust un peu trop amère, les notes du piano annoncent, en effet, le voyage dans le temps que Sandra s’apprête à affronter avec son mari américain, Andrew. Le lendemain, ils prennent ainsi la route. De Genève à Volterra, les paysages défilent à mesure que s’enchaînent de courts travellings autoroutiers, telle une réminiscence des odyssées temporelles du Resnais de Marienbad. Arrivés dans la demeure familiale, un ersatz de palais rempli de vestiges antiques, le couple doit se réapproprier cet espace en déconstruction, un lieu labyrinthique où les secrets se cachent derrière les miroirs et où les fantômes rôdent dans les jardins à la lueur de la lune. Il y a tout d’abord ce père, que l’on célèbre aujourd’hui, tué par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et qui aurait été dénoncé par sa femme (Marie Bell, étonnante au détour d’une scène) et l’amant de celle-ci. Et il y a surtout Gianni (Jean Sorel, jeune premier aux faux airs de Alain Delon), le frère redouté, qui n’a pas complètement déserté les lieux et qui devient rapidement l’homme de trop, celui qui porte un secret encore plus lourd à porter : le soupçon d’inceste avec Sandra.
Aidé au scénario d’Enrico Medioli et de sa fidèle collaboratrice, Suso Cecchi D’Amico, Visconti s’inspire des motifs d’un roman de D’Annunzio, Peut-être oui, peut-être non, pour mieux leur injecter de multiples emprunts. Il cite aussi bien « Le Jardin des Finzi-Contini » pour l’évocation du nazisme – peut-être la partie la moins convaincante du film – que le mythe d’Électre, pour la dimension tragique. Véritable fil rouge du film, Sandra est interprétée par Claudia Cardinale, déjà dirigée par Visconti dans Rocco et ses frères et Le Guépard. Le rôle a été écrit sur mesure pour elle « pour l’adhérence somatique de sa figure (la tête en particulier) avec ce qui, des femmes étrusques, est parvenu jusqu’à nous ». Le réalisateur utilise ainsi l’actrice comme une toile à émotions. Il insiste à plusieurs reprises sur l’intensité de son regard félin pour mieux embrasser sa plastique dans une démarche où le charnel et une certaine frigidité cohabitent non sans ambiguïté.
Loin de l’esthétisme en cinémascope et technicolor du Guépard, Visconti choisit, avec Sandra, de resserrer le cadre et de filmer en noir et blanc. Le travail sur la photographie est particulièrement admirable. Il est comparable (dans un autre registre) à celui accompli sur Nuits blanches, avec un jeu sur les contrastes, tout en ombres et lumières, qui découpent l’espace et les visages comme une allégorie des désordres intérieurs des personnages. L’usage du noir et blanc donne aussi au palais de Volterra un aspect presque anachronique qui serait complètement hors du temps s’il n’y avait ces intrusions d’objets contemporains (une caméra Super 8, une radio branchée sur des tubes sixties) pour nous reconnecter avec le temps réel du récit. Grâce à cette distanciation plastique, Visconti peut, non sans ironie, offrir des moments d’hyperthéâtralité assumée. La dramatisation de l’arrivée de Gianni et de ses retrouvailles avec Sandra semble ainsi tout droit sortie d’un giallo italien. La direction d’acteur ne cherche pas non plus la vraisemblance naturaliste, à l’image du jeu de Claudia Cardinale qui flirte avec l’expressionnisme du cinéma muet, ou encore des derniers adieux de Gianni où la douleur est complètement surjouée.
Cette théâtralité consentie est bien entendu la conséquence directe de l’inspiration tragique du scénario, avec son lot de mensonges, de trahisons et de sacrifices. Le palais lui-même est appréhendé comme une scène de théâtre claustrophobique où les lumières s’allument dès qu’un personnage s’aventure dans une nouvelle pièce. Cette image récurrente de la lumière n’est évidemment pas innocente. Si la tragédie antique est régie par une fatalité inéluctable, les personnages de Visconti, ont la chance d’avoir encore suffisamment de liberté pour être maîtres de leur destinée. Mais pour ce faire, il leur importe de « bien voir », comme ne cessent de le rappeler des échanges qui déclinent à outrance le champ lexical de la vue. Pervers, le réalisateur complexifie le processus en juxtaposant différents niveaux de focalisation. Plusieurs regards se rencontrent donc : celui des personnages (qui chacun à son niveau portent un « regard » sur le drame en cours), celui de Visconti (par l’usage des zooms qui viennent pointer activement un élément du cadre), et enfin, un regard neutre (celui des plongées en plan large qui crée une distance froide, proche du travail d’ethnologue). Quoi qu’il en soit, dans Sandra, le cours des images reste régi par la même nécessité : conduire les personnages vers un processus de révélation (mot qui prend tout son sens quand on le charge de son acception photographique). À l’image de la scène de la citerne, première confrontation entre Sandra et son frère (et peut-être plus beau passage du film), il faut redescendre les escaliers en colimaçon du temps pour accéder à la clarté de l’esprit. L’empreinte du souvenir, elle, restera à jamais marquée dans des eaux stagnantes aux multiples reflets.
Une chose est sûre. Tout est « pourri » à Volterra, de la ville sujette à décomposition aux liens familiaux meurtris par la honte. Les tabous affleurent. L’un est historique et lié au nazisme. À ce niveau, l’acte de délation de la mère de Sandra ne fait aucun doute. L’autre est plus intime et renvoie à la relation incestueuse entre le frère et la sœur, réalité qui affleure sans vraiment éclater. De ce soupçon d’un amour interdit, il reste des images qui parlent d’elles-mêmes (l’alliance de Sandra que le frère veut porter) et surtout le livre écrit par Gianni, livre qui a justement pour titre les premiers vers du poème de Leopardi Vaghe Stelle dell’Orsa, et dont on ne sait pas trop si la matière « scandaleuse » est pure projection ou témoignage d’adolescence. La boîte de Pandore ainsi ouverte et pour que Sandra puisse sereinement construire sa nouvelle vie avec Andrew, il lui faut tuer (symboliquement ou non) père, mère et frère. La morale de Visconti est, en ce sens, quasi psychanalytique. La démarche, elle, n’est heureusement jamais psychologisante. Et c’est là où Sandra trouve parfaitement sa place dans la filmographie de Visconti : des ruines peut naître le renouveau (qu’il soit politique, social ou individuel), ce qui suppose implacablement l’anéantissement du passé.