La fin de la carrière de Visconti semble moins connue et moins appréciée que le reste de son œuvre. Se retrouvant physiquement diminué suite à un accident vasculaire cérébral survenu pendant le tournage de Ludwig, Visconti parviendra tout de même à réaliser encore deux films : Violence et Passion et L’Innocent. À bien des égards, ces films se révèlent être plus intimistes, plus tenus, moins grandiloquents diront ses détracteurs, extrêmement classiques et précis dans leur construction. Certes, Visconti a toujours été un grand classique. Mais son goût pour les grandes fresques l’a souvent amené à concevoir une mise en scène monumentale, à grands coups de décors et de costumes luxueux, concoctant de grandes scènes avec pléthores de figurants, comme mué par un désir sourd de ressusciter véritablement un monde révolu. Mais L’Innocent se révèle être un petit bijou de construction, simple et implacable, extrêmement précis, laissant une grande place aux dialogues ; une clarté du trait à même de nous faire apprécier la profonde complexité de l’histoire et de la psychologie des différents personnages.
Avec Violence et Passion et L’Innocent, nous sommes tenus à l’écart d’un monde qui n’a pas forcément besoin d’être montré pour être convoqué. Mais ce qui fait indéniablement le lien entre ces deux derniers films et le reste de l’œuvre de Visconti, réside dans le fait qu’ils relatent, à des époques différentes, la lente mais inexorable chute d’un homme qui voit le réel lui échapper. Que ce soit Mort à Venise, Le Guépard, Ludwig, ou l’adaptation de L’Étranger de Camus, on voit que Visconti a bel et bien été, durant la seconde partie de son œuvre, obsédé par l’idée de mettre en scène des hommes seuls, délirants, livrés à eux-mêmes, dans un monde qu’ils ne peuvent saisir, qui leur échappe et qui va les anéantir.
Étrange parcours que celui de Visconti. Issu de la noblesse italienne, assistant de Renoir, réalisant de grandes fresques sociales, affilié au parti communiste italien, il choisira, pour son dernier film, d’adapter un roman de celui qui fut considéré un temps comme étant le chantre du décadentisme, et dont les idées auraient inspiré l’idéologie fasciste. Sans doute inspiré par Renoir, Visconti, dans ses premiers films, choisit de montrer de façon brute et sans artifice différents aspects de la vie du peuple italien. Orientant ensuite différemment le choix de ses sujets, Visconti, dès Senso, voit certains critiques lui reprocher de trahir ses premiers films. Pourtant, on peut considérer que la fin de son œuvre marque le pendant à ses débuts, et ce de façon d’autant plus admirable que le cinéaste, en s’attachant à la peinture des comportements de la noblesse et de la grande bourgeoisie, c’est à dire du milieu dont il est issu, esquisse autant une critique de classe qu’une autocritique.
Décadente, certes, l’histoire de L’Innocent l’est. Et l’on sent parfaitement l’influence de Barbey d’Aurevilly sur D’Annunzio, notamment dans cette façon de placer un homme faible entre deux femmes, l’une étant l’épouse naïve, l’autre la maîtresse au potentiel érotique en apparence plus affirmé. Bien sûr, comme chez le romancier français, l’impression première que font naître en nous ces femmes se nuancera jusqu’à anéantir un schéma psychologique dont l’excessive simplicité ne pouvait être que suspecte. Mais ce que Visconti montre, c’est la pauvreté intérieure de cet homme, de ce grand bourgeois de la fin du dix-neuvième siècle. Cet homme qui de par sa fortune familiale n’est pas obligé de travailler pour vivre, n’a alors rien d’autre à faire que d’entretenir un culte du moi, une image de lui assez satisfaisante pour paraître dans les salons. Avec une muflerie dont il ne semble même pas avoir conscience, il délaisse sa femme pour partir vivre avec sa maîtresse. Mais l’épouse abandonnée, durant l’absence du cher mari, s’éprend d’un jeune écrivain à succès et tombe enceinte. Lassé de sa maîtresse, revenant dans la chaleur du foyer, notre dandy, soudain de nouveau épris de sa femme, apprend la terrible nouvelle.
Inactif, ayant fait un mariage de façade pour ne pas choquer les bonnes mœurs d’une grande bourgeoisie qui se veut vertueuse, Tullio Hermil n’a rien de précis à faire de précis car il ne possède aucun talent particulier. Il est confronté au dilemme suivant : comment faire sentir à autrui sa puissance ? Le pouvoir érotique de sa maîtresse l’attire fatalement à elle. En faisant la conquête de cette créature désirable et désirée, Tullio Hermil sait parfaitement qu’il jouit d’une femme qui excite les convoitises. Il obtient d’elle deux satisfactions : un sentiment de supériorité sur les hommes de sa classe et une jouissance sexuelle véritable dont il a besoin pour pimenter un quotidien terriblement morne.
Revenant auprès de son épouse, il apprend que celle-ci a eu une aventure avec un jeune écrivain à succès. Feignant de dénigrer cet homme, Tullio Hermil voit alors cette femme, avec qui il est marié, sous un autre jour. Cette femme qu’il a laissée, qu’il a humiliée, qu’il a toujours considérée comme une sœur – ce qui revient à lui ôter tout attrait sexuel – se révèle posséder un charme qui a un impact sur un jeune écrivain dont le pouvoir de séduction est loin de laisser indifférentes les femmes de la haute société. Tel un enfant voyant un autre enfant s’intéresser à un jouet qu’il a abandonné, Tullio Hermil s’éprend de sa femme et découvre alors chez elle un corps et un être de désir. Il veut récupérer son bien, et ce avec d’autant plus d’empressement qu’il constate avec effarement que son bien a plus de valeur qu’il ne l’imaginait, et que l’éclat de cette valeur rejaillira sur lui et contentera son désir de puissance.
Visconti s’appuie sur le roman de D’Annunzio pour montrer l’aspect profondément décadent de la grande bourgeoisie romaine. Vivant dans le luxe et l’oisiveté, dans une fin de siècle imprégnée par les échos nietzschéens, ces hommes qui se voudraient des surhommes, niant les lois et riant de la morale religieuse, ne peuvent que sombrer. Le personnage de Tullio Hermil est comme un parfait exemple des limites et même de la perversion intrinsèque à l’idée d’un individualisme aristocratique qui, dans son désir de paraître et de se distinguer, ne révèle au fond que sa propre misère intérieure.