Excellente nouvelle pour ce mois d’août, dans la foulée de la ressortie au Champo de Nuits blanches l’hiver dernier : Carlotta sort le film de Visconti en édition DVD. Longtemps invisible en France, hors une copie VHS en VF, puis plus récemment disponible en zone 2 dans des éditions italienne et britannique, Nuits blanches a gardé l’image d’une œuvre mineure pour le cinéaste, mal-aimée du public comme de la critique au moment de sa sortie en salle en 1957, puis discrètement invoquée par quelques cinéastes ou cinéphiles auxquels il aura laissé un souvenir ému. Adapté d’une nouvelle éponyme de Dostoïevski qui inspira également Robert Bresson pour Quatre nuits d’un rêveur, ou encore James Gray pour le magnifique Two Lovers, Nuits blanches est un film à part dans la filmographie du réalisateur et fit figure, à l’époque, de brutale volte-face esthétique ; délaissant le néoréalisme – encore sensible dans son précédent opus Senso –, Visconti embrasse avec Nuits blanches la forme brumeuse et esthétisante d’un réalisme poétique proche de celui de certains cinéastes français (Marcel Carné en tête), et livre une œuvre résolument romantique, d’un abord doucereux et d’une cruauté déchirante.
En 1956, après l’échec commercial de Senso, Visconti cherche à tourner un film à petit budget. Il s’attelle alors avec sa scénariste, Suso Cecchi D’Amico, à l’adaptation d’une nouvelle de Dostoïevski, Les Nuits blanches. Côté interprétation, si le nom de Marcello Mastroianni pour le rôle de Mario s’impose dès la naissance du projet, la suite du casting sera le fruit de circonstances plus hasardeuses. En 1956, Visconti fait partie du jury du Festival de Venise. Il y voit Gervaise, de René Clément, avec l’actrice allemande Maria Schell, qui recevra un prix d’interprétation féminine au détriment d’Anna Magnani. Fasciné par la jeune actrice, Visconti lui propose alors le rôle de Natalia. Inégalement appréciée des cinéphiles de l’époque (qui lui reprochaient sa mièvrerie et une fâcheuse tendance au surjeu), Maria Schell apportera toutefois aux Nuits blanches une folie douce candide et exaltée qui confèrera au personnage de Natalia une ambiguïté bienvenue, à mi-chemin entre la victime et l’insouciant bourreau. De son côté Jean Marais, qui avait depuis longtemps le désir de tourner avec Visconti, propose au cinéaste de réaliser le film dans le cadre d’une co-production franco-italienne. Ce dernier épisode de la composition du casting aura une influence non négligeable sur le film lui-même, puisque Visconti, qui prévoyait au départ de faire du « locataire » un personnage invisible ou presque, dut revoir ses plans pour offrir à Jean Marais une présence à l’image convenable pour un acteur de cette notoriété-là.
Dostoïevski racontait dans sa nouvelle l’histoire d’un jeune homme, plutôt marginal, n’ayant jamais connu de femme, qui rencontre un soir une jeune femme mystérieuse dont il tombe désespérément amoureux. Le temps de quatre nuits parfaitement chastes, les deux personnages se retrouvent et discutent, et la jeune femme raconte son histoire : un an auparavant, dans la maison où elle vit avec sa vieille grand-mère qui la maintient sous sa bonne garde à l’aide d’une épingle qui attache leurs deux robes, un locataire est venu s’installer pour quelques temps. Elle s’est éprise de lui jusqu’à vouloir lui rester fidèle coûte que coûte. Ce dernier étant reparti en lui jurant un égal amour et en lui promettant de revenir un an plus tard lorsqu’il aurait réglé les quelques affaires qu’il avait à régler, la jeune femme s’échappe toutes les nuits pour l’attendre, à leur point de rendez-vous. Devenu bien malgré lui un confident fraternel, le héros espère tout de même gagner le cœur de la belle… Si Visconti a adapté avec fidélité la trame de la nouvelle, il n’en a pas moins introduit quelques changements significatifs : trois nuits au lieu de quatre, et des personnages légèrement revisités ; un locataire plus charismatique et vaguement effrayant que ne l’était le doux et romantique locataire de Dostoïevski (altération qui semble largement due à la personnalité de Jean Marais) ; le personnage de Mario, moins marginal ou même dérangé que l’original, et séduisant malgré lui (très belle interprétation de Marcello Mastroianni). Enfin, au centre du film, Visconti a ajouté une magnifique scène de bal (reprise assez littéralement par James Gray dans Two Lovers) où tous les enjeux du drame trouvent à s’exprimer d’une façon paroxystique et déchirante, avec une incroyable fluidité.
Il ne semble pas anodin, à le vision de Nuits blanches, que Visconti ait choisi d’adapter une nouvelle sous-titrée « Roman sentimental (extrait des souvenirs d’un rêveur) ». Le temps de trois longues nuits, le cinéaste nous plonge dans l’univers brumeux et onirique de la ville de Livourne, dont les rues ont été pour l’occasion reconstituées en studio, à Cinecittà. S’éloignant du néoréalisme, Visconti prend le parti d’une mise en scène expressive et poétique, d’une amplitude propre à souligner et à dramatiser les déambulations des personnages. La caméra balaye l’espace en de long plans d’une fluidité lyrique, que soulignent les musiques de Nino Rota. Enfin, le choix du studio laisse deviner une volonté de réinventer le réel, le mêlant à son prolongement poétique, exploration discrète des potentialités oniriques du monde sensible (à ce sujet, on a beaucoup raconté que Visconti s’était vu imposer le tournage à Cinecittà, information démentie par le collaborateur du cinéaste et costumier du film Piero Tosi, dans l’un des deux suppléments du DVD). Si Nuits blanches devait à l’origine être tourné dans un quartier de la ville de Livourne appelé « la petite Venise », c’est donc bien pour mieux embrasser son sujet et faire œuvre d’une forme, nouvelle pour lui, de « néo-romantisme », que le réalisateur s’est finalement tourné vers le studio.
Par choix également, Visconti revient, après la couleur de Senso, à un noir et blanc susceptible d’adjoindre à l’histoire les textures d’un rêve travaillé d’antagonismes et de vibrantes contradictions. Très contrastée, l’image se construit autour de schémas esthétiques propres aux environnement nocturnes, où les frontières de la lumière à l’obscurité se font plus nettes et plus tranchantes, les ombres s’allongeant dans un mouvement qui invoque, par instants, l’expressionnisme allemand. Généralement artificielle dans les ruelles étroites de Livourne reconstituée, la lumière de Nuits blanches est plus directionnelle que diffuse, et structure l’espace filmique avec une certaine brutalité. C’est dans cet environnement fait d’antagonismes plastiques que les personnages évoluent, à la recherche d’une impossible (ou improbable) résolution : le locataire et Mario, comme deux versions d’un même monde où s’affronteraient le rêve et la réalité, font face à la frêle et obstinée Natalia, en lutte contre les limites du possible. Car dans Nuits blanches, le bonheur et l’amour semblent toujours à portée de main, tout en restant inatteignables.
Ainsi, si le film délaisse l’érotisme torturé tout viscontien qui parcourait Senso ou Ossessione, il n’en est pas moins d’une cruauté et d’une ironie glaçantes. Symbole de pureté et de naïveté, Natalia est tout d’abord prise pour une prostituée par Mario ; de sorte qu’il n’est pas anodin que celui-ci croise à deux reprises, à peine la jeune femme disparue dans l’ombre, une vraie prostituée aux allures de corbeau, jouée par une Clara Calamai un peu vieillie, dix ans après Ossessione. Et cette apparition devenant le spectre pessimiste de l’un des devenirs possibles de la femme viscontienne, le happy end (relatif) qui semble promettre à Natalia un bonheur éternel prend des allures de rêve impossible, baigné dans les brumes incertaines d’un décor plus poétique que réaliste. L’amour idéalisé, qui d’un premier coup d’œil paraît tangible, semble si l’on délaisse la force suggestive de l’image, disparaître, jusqu’à n’être investi que d’une réalité incertaine. Ainsi, lors de la première scène de séduction entre Maria Schell et Jean Marais, ce dernier apparaît de dos, tandis que Maria Schell est très curieusement tronquée, à l’image, par la pile de livres que l’homme vient autoritairement de lui mettre entre les mains. L’expression de son visage, où l’on devrait lire un amour naissant, étant soustraite à notre regard, Visconti désigne l’air de rien une réalité fuyante, absente de l’image et donc inexistante, la suite de l’histoire n’étant que le déroulé des conséquences douteuses d’une situation de départ parfaitement impalpable. Comme en un rêve éveillé, les personnages de Nuits blanches tentent donc, tant bien que mal, d’adhérer aveuglément à l’impossible comme à un conte dont Mario signale, au détour d’une discussion, le fonctionnement : « J’aimerais que vous soyez comme les personnages de contes de fées, dit-il ainsi à Natalia dans un élan d’amour et de bonheur, qui ne se réveillent que pour être heureux. »
À la faveur de conditions climatiques sans cesse changeantes (pluie, brume, et même neige), Visconti confère enfin à Nuits blanches la temporalité d’un rêve. Avec le passage de la nouvelle – dont le format particulier impose une ligne narrative à la fois simple et fulgurante – au long métrage, le cinéaste italien exploite admirablement l’élongation temporelle qui s’impose pour suggérer un paradoxe déchirant, qui traverse tout le film : le temps de trois longues nuits, à la faveur de déambulations où le temps semblerait presque arrêté, les choses les plus précieuses imposent leur fugacité. À l’instar de la neige qui procure à Mario et à Natalia un moment d’euphorie inespéré, le bonheur de Mario, et sans doute celui de Natalia, s’échappe dès le lever du jour comme une rêverie insaisissable. Ce qui donnera toutefois à Mario l’envie de conclure paisiblement que quelques instants de bonheur « ce n’est pas peu, même pour toute une vie ».
Côté suppléments, outre la bande annonce, le DVD présente une brève analyse de Nuits blanches par Vieri Razzini, critique de cinéma et directeur de Teodora Films, ainsi qu’un entretien avec le costumier du film et collaborateur récurrent de Visconti, Piero Tosi. Deux documents intéressants sur les conditions de production puis de sortie de Nuits blanches, et une bonne occasion d’appréhender, quoique succinctement, les méthodes de travail du cinéaste.