Plus de dix ans après Le Guépard, Visconti retrouve Burt Lancaster et transpose, d’une certaine façon, son personnage d’aristocrate en fin de règne dans la Rome contemporaine. Si le seul titre que daigne ici porter le personnage est celui de professeur, il incarne, comme le prince Salina, le dernier souffle d’une société proche de l’anéantissement. Violence et Passion est aussi l’avant-dernier film d’un Visconti déjà affaibli par la maladie, ce qui change radicalement la donne : cette rencontre entre le professeur vieillissant et les avatars d’une société corrompue par le capitalisme est autre chose qu’une métonymie romanesque. Elle a la rage et le tragique des questions de vie ou de mort.
La copie neuve présentée en salles aujourd’hui a l’immense avantage de donner la version originale – anglaise – du film. La question des versions est parfois épineuse dans la filmographie de Visconti tant il se plaisait à faire collaborer des acteurs d’origines différentes. Il n’est pas rare se trouver face à des copies de ses films doublées dans diverses langues, sans savoir si une version plus « originale » existe. Dans le cas de Violence et Passion, la réponse est oui. On a donc le plaisir d’entendre Burt Lancaster s’exprimer dans son anglais maternel, tandis que les autres acteurs s’accommodent d’une langue qui n’est pas la leur, sans doublage apparent.
Lorsque les premières images nous introduisent au personnage du professeur, auquel nous resterons soudés tout au long du film, le ver est déjà dans le fruit : la marquise Brumonti (Silvana Mangano) s’est glissée dans son salon à la suite de deux marchands d’art, prétendant les accompagner. Nulle gêne pourtant lorsque vient le moment d’avouer sa ruse : non, elle n’était pas avec ces messieurs. Tout simplement. Les justifications qu’un personnage comme celui du professeur attendrait à la suite d’un tel aveu ne viennent pas. Premier décalage d’une longue série que Visconti amène sur une tonalité légèrement surréaliste : malgré l’aversion que la marquise inspire d’emblée au professeur, il se laisse progressivement envahir et accepte, comme malgré lui, de louer à cette femme et à sa troupe un étage de sa maison. Sa vie bien réglée va dès lors devoir compter avec de nouveaux personnages : la fille de la marquise, Lietta (Claudia Marsani), le fiancé de celle-ci, Stefano (Stefano Patrizi) et Konrad (Helmut Berger), le jeune amant de la mère.
À côté des œuvres que Visconti venait de réaliser (Ludwig, Mort à Venise, Les Damnés), la forme de Violence et Passion est plus tenue, pas totalement attaquée par le flou et l’informe. C’est avec flegme que le cinéaste décortique le manège des corps dans une maison que l’on ne quittera jamais. Ce sont eux qui mènent la danse, imposant leurs mouvements à la caméra : celui de Lietta et ses gestes fraîchement séducteurs, venant se coller contre un professeur qui n’en demandait pas tant. Celui tiré à quatre épingles de la marquise, ses yeux foudroyants et sa bouche qui jappe. Le corps, surtout, de Konrad le « gigolo » comme traduisent maladroitement les sous-titres, en l’absence d’expression consacrée pour désigner un homme qui se fait entretenir. C’est dans la vulgarité des mots prononcés, la décontraction exagérée des attitudes, la transparence des passions que tout se joue. Les accents assez forts de certains acteurs lorsqu’ils s’expriment en anglais, qui entravent le naturel de leur jeu, participent de la craquelure dans le tableau de cette monstrueuse famille recomposée : à côté du jeu nuancé que peut développer Burt Lancaster dans sa propre langue, les autres dégagent lorsqu’ils parlent quelque chose de fonctionnel, de mécanique. En sachant doser le grossissement du trait nécessaire pour tuer dans l’œuf le réalisme sans pour autant tomber dans le grotesque, Visconti communique parfaitement l’effroi qu’inspire au professeur le comportement de ses nouveaux locataires. Il est profondément ébranlé par la présence de ces êtres d’une nature nouvelle, débarrassés du filtre des convenances auxquelles il croit encore (voir les scènes de dîner), êtres que sa réclusion lui a fait ignorer.
Avec ce film, Visconti trouve (comme souvent) un équilibre parfait entre limpidité du propos et richesse dans sa construction. La nature de chacun des personnages est étalée de façon très directe, et en même temps tous échappent à la catégorisation. C’est particulièrement le cas du personnage d’Helmut Berger, celui qui inspire le plus grand trouble au professeur. Konrad donne du système capitaliste l’image la plus extrême et atteint par là même une sorte de pureté dont est dénuée sa famille d’adoption. La sensibilité esthétique que lui découvre le professeur brise ce qui s’était figé en lui, le force à renouer avec la communauté des vivants et à regarder en face les pulsions destructrices qui continuent de la ronger. Ce retour à la vie est aussi précurseur de sa fin et peut-être d’une catastrophe à venir. Le vieil érudit coupé du monde, d’abord posé comme victime d’un groupe d’envahisseurs, s’avère être le plus coupable d’entre tous.