La trilogie américaine de Lars von Trier met en scène la question philosophique de la liberté. Le propos fuyant est religieusement inspiré, malgré l’absence de signes ostentatoires. Parfois dérangeant, ce second opus est marqué par l’écho des révoltes occidentales des années 1960 et 70 qui mirent au jour la « colonisation » des opprimés de classe, de race ou de genre. Manderlay revisite la dialectique du révolté face à la situation qu’il subit, avec la grâce d’une mise en scène lyrique, un scénario provocateur et une tradition narrative basée sur l’expérience cathartique issue de la violence infligée à nos semblables par nos semblables.
Dans les deux premiers volets de sa trilogie américaine, Lars von Trier développe différentes facettes de son héroïne, comme les deux visages qu’on porte en chacun de nous : celui du renoncement et celui de la volonté. Dans Dogville, on quittait Grace renonçant à ses idéaux, délestant dans la violence de la scène finale tout le poids de sa renonciation, de sa soumission. Sans cette ville, se disait-elle, le monde se porterait certainement mieux. Retrouvant un père gangster tout-puissant qu’elle fuyait au début du film, elle finit par accepter d’utiliser le pouvoir des armes, cet acte fût-il un renoncement à son idéal humaniste. Elle s’est réfugiée à Dogville et a tout accepté de ses habitants pour ne pas être dans la violence. Pour son père, elle a fui parce qu’elle ne voulait pas utiliser sa volonté. Lorsqu’elle repart avec lui et devient à son tour bourreau, elle accepte de se servir de son pouvoir. Dans la forme. Mais dans le fond, lorsque débute Manderlay, on verra vite que Grace n’a pas renoncé à son fond humaniste.
Arrivant avec son père dans la petite ville du sud des États-Unis et y découvrant que l’esclavage y a toujours cours, soixante-dix ans après son abolition, elle décide de remédier à la situation. Cette fois-ci, elle gardera une partie du pouvoir paternel ; lui repart, lui laissant plusieurs de ses hommes armés pour l’aider dans sa tâche.
La Grace de Manderlay est devenue plus dure, et le choix de Bryce Dallas Howard n’est pas un hasard : un peu garçon manqué avec ses cheveux courts, ses épaules larges et sa salopette d’ouvrière, elle est le pendant de la blonde et frêle Kidman lovée dans un manteau de fourrure. L’évolution du personnage ne cesse de se jouer dans le rapport au père, dont elle veut se détacher mais vers qui elle revient sans cesse comme pour laver ses échecs. À la fin de Manderlay, elle fuit à nouveau vers son père.
Dans Manderlay, la dimension érotique est plus exploitée à l’instar du premier volet de la trilogie. S’il y avait une sorte de relation amoureuse dans Dogville entre Grace et Tom, elle restait platonique. Pour Grace, qui avait été abusée sexuellement par plusieurs hommes de la bourgade, il s’agissait avec Tom de préserver un moment pur pour se livrer à lui, moment qu’on ne verra pas dans ce film. Dans Manderlay, la relation entre Grace et Timothy (Isaach de Bankolé) est tout autre. Profondément fascinée par Timothy, qui selon « la loi de Mam » (Lauren Bacall, parfaite), maîtresse de Manderlay, est classé parmi les « nègres fiers », le jeune homme farouche et mystérieux qui chevauche son cheval pendant la tempête, Grace se laisse emporter par ses pulsions sexuelles, éprouvées lorsqu’elle rôde autour des douches, s’imaginant les corps masculins puissants ruisselants d’eau. Elle ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment animal, corroboré par la virilité presque bestiale de Timothy.
Ici, Grace est incarnée, au sens premier du terme ; actrice de ses désirs sans en être totalement maîtresse, elle compense dans un premier temps son attirance pour Timothy en se laissant aller à des caresses intimes alors que les autres femmes dorment à côté d’elle. Plus tard, et cette scène s’inscrit dans l’enchaînement logique du déroulement du film (rapport dominé/dominant, jouissance/souffrance), Timothy entraîne Grace dans la chambre de Mam, et lui fait l’amour violemment sur le lit majestueux, la soumettant à lui en lui cachant le visage d’un foulard : la jeune femme se donne totalement, libérant un cri venant du plus profond de son être. Cette puissante érotisation participe de la façon dont les rapports humains sont développés dans le film ; aucune érotisation, simplement l’horreur brute du viol dans Dogville qui mettait en scène une Grace qui se niait physiquement, dont la volonté était petit à petit réduite à néant. Au contraire, dans Manderlay, il s’agit pour le réalisateur de montrer une Grace déterminée à mettre en œuvre ses idéaux, et, partant, ses désirs.
Décor tracé et vies à construire
Dès lors que Lars von Trier s’attache à faire évoluer son personnage, pourquoi lui reprocher de s’enfermer dans le dispositif élaboré dans son film précédent ? À la suite de Dogville, Manderlay conserve l’inspiration de l’unité de lieu du théâtre avec un espace figuratif abstrait. Le film, à nouveau entièrement tourné en studio, utilise le marquage à la craie au sol, figurant le tracé des habitations et quelques rares objets symboliques déployés parcimonieusement (la fenêtre de la chambre de l’enfant ou les magnolias de Mam).
Il s’agit des mêmes fondements scéniques au profit d’un même langage cinématographique qui utilise une importante échelle de plans, des sources de lumière artificielles et une bande son qui prend en charge les bruits du quotidien. La conservation de l’inspiration plastique du dispositif, doublée d’une mise en scène qui s’écarte du théâtre, ne l’empêche pas de développer un nouveau scénario. Le plateau de Manderlay figure les stigmates d’une plantation d’esclaves au fin fond de l’Alabama, où l’inégalité et la discrimination règnent en maître. Nous sommes loin d’une topographie suggérant un fonctionnement politique et social tendant à l’idéal communautaire potentiellement égalitaire de Dogville. À Manderlay, il s’agit clairement d’une demeure contre tous. L’édifice, qui donne son nom au lieu-dit, est réduit à un imposant escalier et aux colonnes antiques de la façade qui écrasent littéralement l’esclave. Au bas des marches, un amas de cases forme un entrelacs indistinct et surpeuplé que la mise en scène prend bien soin de ne pas distinguer véritablement.
On connaît l’engouement de Lars von Trier pour le mélodrame revisité ainsi que ses convictions religieuses affichées. La trilogie américaine continue de participer à l’histoire cinématographique du mélodrame mais cette fois-ci, l’idéologie directrice met à mal les notions de bien et de sacrifice qui gouvernaient ses films précédents. Dans Dogville, lorsque son père somme Grace de reconnaître les ignominies des habitants, il pointe son orgueil ; pour lui, cet amour propre domine une morale qu’elle prétend ne pas pouvoir partager avec autrui. Là où Dogville souligne l’orgueil et la grâce ambivalente du sacrifice, Manderlay renvoie dos à dos le geste de l’étrangère et sa culpabilité ; car une fois de plus, la volonté et le désir de Grace ne sont jamais purs. Elle est toujours tentée de s’abandonner ou de jouir du plaisir de la reconnaissance d’autrui.
Matériau historique
La volonté, l’épreuve du pouvoir et la liberté sont présents en entonnoir dans le film : chez Grace (nom de baptême chrétien au sens dialectique qui signifie la bienveillance accordée à quelqu’un par Dieu et la bonté et le plaisir qu’en conçoit celui qui reçoit ce don), chez les esclaves, chez les oppresseurs et chez la bande armée livrée au désœuvrement. Si le contexte historique de Dogville ne servait pas directement de matériau au scénario, Manderlay est bien ancrée dans la réalité historique. La question de l’esclavage et de la démocratie « imposée » porte une allusion à la politique américaine (les interventions en Afghanistan, en Irak…) et s’appuie sur cet axiome : une fois acquise, comment construit-on une vie libre ? Poussant la réflexion dans différentes directions, Lars von Trier attaque l’Amérique beaucoup plus frontalement que dans Dogville, jusqu’au générique de fin, où figurent les photos de son compatriote Jacob Holdt sur le quart monde américain ainsi qu’une photo de George Bush en tribun.
En ces temps troublés d’interrogation sur le néo-colonialisme où une circulaire française veut inscrire dans les manuels scolaires le rôle positif de la colonisation et où la catastrophe de la Nouvelle-Orléans souligne la persistance de la fracture sociale et raciale, Lars von Trier insiste sur les conséquences de l’esclavage.
Question : et si Lars von Trier avait choisi des esclaves blancs ? Hypothèse tout à fait possible quant on connaît son cinéma, son univers. Certains critiques on pu voir dans Manderlay un film raciste, là où Von Trier parle une fois de plus de la domination de l’homme par l’homme. Comme pour Dogville, la lâcheté des personnages est à mettre au compte de la forme allégorique de Manderlay, et non d’une réalité historique (Lars von Trier n’a pas fait un film sur les révoltes des esclaves aux États-Unis).
Lorsque Grace prétend leur offrir la liberté, elle doit confronter ses idéaux à la réalité. Depuis Breaking the Waves, tous les héros du réalisateur danois sont mis en scène selon cette idée de base. Bess ne veut rien d’autre qu’aimer passionnément, profiter de la vie. Son idéal, c’est l’amour de Jan et la vie joyeuse qu’elle veut construire, ce en quoi elle sera stoppée par une société patriarcale et des fanatiques religieux.
— Dans Les Idiots, les personnages proposent une communauté de vie basée sur le plaisir et la fête constante. Ils se heurtent aux préjugés d’une société bourgeoise qui ne voit que le ridicule de leur comportement.
— Dans Dancer in the Dark, Selma n’avoue pas la vérité pour préserver son fils et pour la réussite de son opération. On l’empêchera de vivre.
— Dans Dogville, Grace croit à l’intégration dans une communauté étrangère. Elle sera bloquée par les habitants qui profitent de sa gentillesse et de ses efforts pour être acceptée.
— Ici, Grace est obligée de renoncer parce qu’elle se rend compte que les esclaves ont perpétué eux-mêmes leur soumission ; la société américaine n’est pas prête à les accueillir comme des citoyens libres.
Le film est un juste retour en arrière sur les sources de la démocratie occidentale et sur un moment-clef aux États-Unis (les années 1930) qui maintenait ostensiblement la ségrégation. La violence des rapports humains produit une forte réaction chez le spectateur. Il contemple l’abandon de l’héroïne à des sentiments qui font la force et la source de la filmographie de Lars von Trier : l’humiliation, déjà présente dans ses précédents films, mais aussi désormais la soumission, le mal sur fond d’établissement d’une organisation sociale. L’épouvantail de l’égalitarisme républicain brandi au milieu d’un microcosme dominé par un violent communautarisme risque de nier la dynamique sociale des valeurs humanistes ou des valeurs judéo-chrétiennes qui inspirent le réalisateur. Critiquer la volonté et la pratique démocratique, à l’image des précoces écrits historiques de Tocqueville, c’est condamner un système politique et philosophique où la liberté de conscience et l’égalité des droits demeure centripètes. En outre, reliant les questions esthétiques au politique, Brecht nous mettait déjà en garde contre le mélodrame qui prive le spectateur de toute dynamique sociale au seul profit du plaisir et de la catharsis esthétique.
L’un des symboles forts du film associe la violence de la communauté envers l’individu coupable ‑la condamnation à mort de la grand-mère affamée qui a mangé la nourriture d’un enfant malade- à l’injuste mort de cet enfant. Au bout du compte, Grace n’a pas trouvé sa place ; elle a offert à la communauté la liberté de choisir ses règles et se confronte à leur choix de tuer l’une des leurs. Grace continue de vouloir épargner à la conscience et aux yeux de l’homme l’horreur de ses congénères (elle exécute le jugement de la communauté et tue la grand-mère, mais dans son sommeil). On peut se demander pourquoi les héroïnes de Lars von Trier ne vivent que l’échec ; peut-être parce que Lars von Trier est un artiste ambitieux et cynique qui met en scène les limites mystiques et esthétiques de son cinéma mélodramatique. Il interroge non seulement des questions difficiles et dérangeantes, mais aussi des formes de cinéma qui font de lui un créateur indiscutable.