Gus Van Sant est devenu, en trois films, l’icône quasi intouchable d’un véritable fantasme de cinéma, à cheval entre glamour hollywoodien et auteurisme à l’européenne. À part Lynch, on ne voit pas bien quel réalisateur américain peut aujourd’hui prétendre à ce statut improbable qui semble contenir en un seul être la quintessence de tout ce que critiques et spectateurs réunis semblent attendre du 7e art. Du cheminement classique de tout bon metteur en scène américain qui se respecte (débuts underground, reconnaissance par une poignée de films au casting impressionnant de stars débutantes, consécration avec la triplette critiques-box office-oscar, puis volée de bois vert avec un projet ambitieux et maudit), Van Sant se radicalise d’abord avec Gerry (2002, sorti en France en 2004), peut-être son chef d’œuvre définitif, met tout le monde d’accord avec Elephant (2003, Palme d’or) en transcendant un sujet attendu et casse-gueule et confirme avec Last Days (2005), poème morbide et objet fascinant dont on peut légitimement se demander s’il marque l’apogée de l’écriture cinématographique de Van Sant ou, au contraire, sa limite. Crainte confirmée par un sketch auto-caricatural dans Paris, je t’aime avec pour héros un Gaspard Ulliel ridiculisé en Van Sant-boy à la mèche trop soigneusement travaillée pour être honnête.
À première vue donc, Paranoid Park poursuit la veine Elephant-esque du portrait en creux d’une adolescence fragile et monstrueuse : il y est question d’un jeune garçon beau comme un ange qui commet un crime odieux sans l’avoir voulu et doit affronter sa conscience pour la première fois. On a annoncé le projet comme une variation sur Crime et Châtiment de Dostoïevski : en réalité, cette adaptation d’un roman de Blake Nelson est surtout pour Van Sant une façon d’explorer encore un peu plus les tourments de l’adolescence en fouillant dans la psyché de son héros via un travail sur l’image et particulièrement le son littéralement sidérant. Une façon aussi de renouveler son cinéma en douceur, l’enrichir de nouvelles influences, lui faire prendre une nouvelle direction sans non plus se démarquer radicalement de ce qui fait son style.
Le récit suit la spirale infernale dans laquelle plonge Alex, ado sans histoire devenu meurtrier par accident. Pur produit d’une banlieue middle-class, Alex regarde ses parents divorcer sans grande conviction, préférant passer son temps à Paranoid Park, skate-park fascinant et malfamé de Portland. Vraiment, il n’y a que ça qui l’intéresse, Alex : sa copine, prototype de la pétasse américaine avec laquelle il est de bon ton de sortir lorsqu’on a 16 ans, ne semble pas vraiment le passionner, pas plus que les délires de ses potes. Alex est véritablement en apprentissage : les yeux grands ouverts sur le monde qui l’entoure, il reste totalement impassible sans pour autant donner l’impression d’être réellement insensible. L’on devine finalement que le plus intrigant chez ce très jeune garçon est son détachement des obsessions propres à son statut d’adolescent cool aux airs de gravure de mode. Alex n’aime pas particulièrement le sexe avec sa copine ; ce qu’il préfère par-dessus tout, ce n’est même pas faire du skate, mais regarder des pros virevolter dans les airs en exécutant des figures insensées. Héros romantique par excellence, Alex reçoit, enregistre, couche parfois quelques mots sur le papier pour se libérer de tout ce qu’il amasse, qu’il est encore trop jeune, ou trop fragile, pour supporter.
Van Sant ne contourne pas les passages obligés : il y a une enquête, un flic, des flash-back et la voix off du héros qui vient ponctuer le film en racontant ses états d’âme. Pour autant, ces scènes ne sont que prétexte à une expérimentation autour du périple intérieur d’Alex : le chaos n’est perceptible pour le spectateur qu’à travers un voyage visuel et sonore stupéfiant. Changement de pellicule (le film est tourné en 35mm, les plans sur les skateurs en Super 8), assemblage de sons et de musiques parfois attendues (Elliott Smith), parfois incongrues (Nino Rota), Paranoid Park est un trip sensoriel plus radical qu’il n’y paraît. Car traiter de la question de la culpabilité d’Alex revient pour le cinéaste à ignorer le langage, problématique à bien des égards : difficulté (ou refus, ou les deux) de l’expression orale pour le corps adolescent, impossibilité de verbaliser – plus qu’avouer – la faute… Tout se passe dans la tête d’Alex, terrain miné au calme apparent, prêt à exploser au moindre faux pas. Le son a toujours occupé une place prépondérante dans le cinéma de Gus Van Sant – l’interminable traversée du désert à l’aube par Matt Damon et Casey Affleck dans Gerry, pauvres silhouettes avalées par un bourdonnement incessant, en est l’un des exemples les plus marquants. Mais dans Paranoid Park, le réalisateur adapte ses recherches formelles à une construction narrative beaucoup plus classique qu’à l’accoutumée et le résultat est saisissant : polar introspectif autant que teen-movie dépressif, Paranoid Park n’est rien moins qu’un film-somme, synthèse de tout l’univers du cinéaste, qui par là même ouvre une porte vers d’autres pistes cinématographiques au potentiel illimité. Qu’un réalisateur parvienne à poser de nouvelles bases dans son œuvre à ce stade de sa carrière est déjà en soi exceptionnel : remercions simplement Gus Van Sant de n’avoir pour seule ambition que le désir de faire des films, encore et encore.