Chouchou presque indétrônable de la critique internationale après une décennie plus qu’honorable, Gus Van Sant semble avoir essayé cette fois-ci de brouiller les pistes. Sur le papier, on l’attendait encore sur le terrain de la fable abstraite : il nous fausse compagnie, et met du sucre dans son vin. Sans être une sortie de terrain en bonne et due forme – les motifs fétiches du cinéaste, bien que voilés, sont là –, Restless donne une inflexion étonnamment pop à sa filmographie. Les intentions sont floues : laisser-aller simpliste, goût de la provocation, ou composition à l’inventivité discrète et volontairement déroutante ? Le résultat, lui, envoûte, et tient son équilibre miraculeux presque jusqu’à la fin. Un film imparfait, peut-être, mais un des films les plus surprenants de cette année.
La marge et le centre
Gus Van Sant n’est pas le cinéaste le plus facile à estampiller, capable de propositions radicalement stylisées comme du classicisme le plus doucereux. Film après film, il semble même qu’il ait la délicatesse de ne pas toujours se complaire dans les réflexes d’auteur que la presse veut bien lui assigner, voire, avec ce Restless, de s’en jouer plutôt intelligemment. Malgré tout, il nous a quand même bien habitués à quelque chose. Toujours plongés dans une délicate abstraction, les créatures diaphanes de sa petite galaxie se soustraient du monde, semblent y léviter, le traversent nonchalamment. On pourrait croire que leurs visages vierges de toute marque viennent à peine de naître, et cette pureté surnaturelle creuse un fossé infranchissable entre eux et les autres. Comme l’a dit une fois Jean-Marc Lalanne, « ils sont trop beaux pour faire partie du monde ». Enoch et Annabel ne dérogent pas, et poursuivent la dynastie du personnage vansantien, aimantés à leur incurable étrangeté. La leur, c’est un détachement absolu vis à vis de la mort, remède décisif vue leur confrontation quotidienne – il est endeuillé, elle est mourante – à ce fantôme.
Qu’on ne s’y méprenne pas : ceci étant dit, Restless ne fait – presque – rien résonner de la filmographie de Gus Van Sant, et il s’en défend avec un acharnement peut-être un peu insolent. Sitôt qu’on essaye d’y cueillir une ressemblance avec un de ses aînés, elle s’échappe. Ni l’objet léché underground par excellence auquel il a pu nous habituer lors de la dernière décennie, ni une success story à la sauce Hollywood comme il a pu en commettre à l’occasion, le film semble parfois défricher le territoire peu glorieux et fondamentalement insipide de la comédie romantique. Un choix qui vaudra au cinéaste – et lui a déjà valu à Cannes – un certain désaveu critique, mais dans lequel il faut voir autre chose qu’une dégringolade stupide : l’enfant de Portland vaut mieux que ça. Même si le désir narquois de simplement s’éloigner de là où on l’attend semble planer, ses motivations restent floues. À mi-chemin entre une pochade idyllique folk, comme on en sert trois ou quatre fois l’an dans le cinéma américain cacheté indépendant, et une ballade singulièrement morbide, Restless suscite un mélange de méfiance et d’envoûtement concédé. La mort survole le film comme une vieille plaisanterie, elle n’inquiète pas vraiment les deux tourtereaux, qui se jouent délicieusement des vautours. D’une certaine façon, ils cultivent leur dissonance plus loin qu’aucun personnage vansantien ne l’a jamais fait : jouant jusqu’à leur vie pour s’abstraire des autres.
À plusieurs reprises, le cinéaste s’autorise des facilités et des conventions plutôt surfaites : comme Hiroshi, cet ami imaginaire dont le décalage extrême cache mal la commodité de son rôle de confident, ou encore comme l’éclatement téléphoné de la colère, avec juste ce qu’il faut de cris et de fracas. Un peu gênant, il relègue toute l’insouciance du film à la carapace protectrice d’un trauma, alors qu’on ne pensait justement pas avoir à l’éprouver. Le deuil éclot, inexorablement, et expie dans une douleur singée le détachement des deux amants. D’une certaine manière, Gus Van Sant finit alors par céder aux sirènes du genre avec lequel il flirtait si dangereusement. On traverse donc Restless avec le sentiment curieux de visiter un lieu à la fois familier et inattendu. Rien que pour la gamme délicate d’impressions délivrées par la poésie de ses situations, il laisse un souvenir prégnant, épais. Mais limité à un dispositif statique, qu’il exorcise dans un dénouement en queue de poisson, il laisse le spectateur dans trop de perplexité. Le charme opère, puis le charme est rompu ; puis, après, la séance, et pour longtemps, le souvenir du charme persistera.