Le nouveau film de Gus Van Sant, appréhendé comme un « ratage confondant » à Cannes, ne peut, à bien des égards, que souffrir de la comparaison avec les œuvres précédentes du réalisateur visibles actuellement à la Cinémathèque française à l’occasion d’une rétrospective.
Celle-ci permet néanmoins de ré-envisager le changement dans la filmographie du réalisateur avec Harvey Milk (2008), Restless (2011) et Promised Land (2013), œuvres classiques qui tournaient déjà en partie le dos aux expérimentations formelles et narratives du début des années 2000, éprouvées par exemple dans Gerry (2002), épure abstraite et hypnotique. Nos souvenirs, malgré un scénario qui n’est pas de Gus Van Sant comme ses deux derniers films, prolonge pourtant des interrogations posées dans ceux-ci : le rapport à la mort d’un couple pour l’un ; une terre promise devenue angoissante, miroir d’une société solitaire qui détruit son sol, se détruit, pour l’autre. Son dernier film croise la question du couple à celle d’une culpabilité auto-destructrice, nimbée d’une rédemption possible. Mais si le plan inaugural de Nos souvenirs, un paysage montagneux nuageux est de fait bien la marque de fabrique « GVS », scrutateur de ces nuages délétères qui recouvrent les âmes comme pouvait l’énoncer ici Louis Blanchot à propos de Promised Land, ceux-ci n’ont désormais plus beaucoup d’opacité.
Si l’on remonte cependant un peu plus loin encore dans sa filmographie, Nos souvenirs partage certaines ressemblances avec Gerry, notamment le rapport à la mort appréhendé par un couple de personnages dans un espace utopique. C’est aussi un même road-movie dont l’un est en forme de tragédie, l’autre, de fable rédemptrice croisée à un mélodrame. Nos souvenirs commence en effet comme un road-movie tout le long de son générique, le temps de déplacer Arthur Brennan (Matthew McConaughey) des États-Unis au Japon, en direction de la forêt d’Aokigahara, au pied du mont Fuji, haut lieu suicidaire. Il y fera la rencontre, après l’avoir croisé à plusieurs reprises, d’un homme blessé et perdu, Takumi Nakamura (Ken Watanabe), qui va devenir un compagnon de survie. L’horizon est ici aussi de refaire un survival – solitaire puis en binôme –, mais un survival trouvant sa source, paradoxalement, dans un désir de mort, polarisé avec un désir de vie que manifeste par excellence la forêt, lieu de renouvellement permanent des cycles de la nature, et donc, d’une possible renaissance. Cependant, au même titre qu’Arthur Brennan cherche sur Google l’endroit idéal pour mourir, le moteur de recherche répondant par la forêt japonaise, Gus Van Sant semble aussi réaliser son film en suivant des balises bien trop fléchées, livrant des réponses bien trop catégoriques.
« Seul face à la nature » sur Discovery Channel
Il y a en effet comme une forme d’ironie dans certains procédés conscients de Gus Van Sant à révéler les arcanes de son projet et son côté dérisoire : lors du survival, l’un des deux protagonistes mentionne une émission intitulée « Seul face à la nature » sur Discovery Channel, chaîne américaine traitant de sujets sur les sciences, la nature mais aussi les enquêtes policières, l’espace, l’automobile, les mystères. Or, Nos souvenirs est un peu tout ça à la fois et principalement un film sur la nature, une enquête et un film métaphysique. La forêt est le personnage principal du film qui lui donne son titre original, dont Van Sant s’attache à montrer son caractère insaisissable, labyrinthique, tel un lieu abstrait, mental, originel. Cet espace est le lieu d’émergence des souvenirs du protagoniste en forme d’enquête sur l’origine de son désir de suicide, à travers l’exploration de ses maux de couple, et la remontée progressive de l’essence de ses difficultés. Enfin, Arthur figure par son métier d’enseignant-chercheur en sciences, la confrontation entre un rapport scientifique au monde et un rapport métaphysique par le déplacement opéré dans la forêt, lieu d’expérimentation de mystères et d’impossibilités.
Cependant, ces horizons sont pris dans le carcan du montage alterné entre séquences immersives dans la forêt et séquences passées de la vie du couple, cantonnant paradoxalement le film au système clos d’un ressassement. Nos souvenirs est une vaste et longue odyssée à travers une forêt-psyché coupable où la voie de la rédemption devient possible grâce à l’entraide dans la survie. Mais là où le film prend un tour particulièrement tarabiscoté, c’est quand il donne à appréhender rétrospectivement le compagnon de survie d’Arthur comme un avatar de la femme de celui-ci, Joan (Naomi Watts).
Trip métaphysique chez Terrence Malick
Nos souvenirs a ainsi tout du récit initiatique qui s’attache à montrer le visible autrement (le compagnon d’Arthur n’est pas un homme mais l’esprit de sa femme – cette référence à un fantôme japonais liant un couple rappelle Restless). Il y a néanmoins quelque chose de bien trop littéral à faire de cette forêt un purgatoire, lieu de passage entre la vie et la mort, qui est aussi un lieu de conversion. Si Arthur sort de la forêt par un escalier – escalier qu’on peut associer à l’échelle de Jacob, échelle menant au Paradis dans la mesure où la forêt est associée au purgatoire –, tout son parcours n’est autre qu’un processus de purification au sein d’une forêt-océan (« the sea of trees ») – image bien appuyée lors d’une séquence explicite –, une nouvelle gestation en forme de catharsis pour mieux renaître à une vie nouvelle.
Le film vire nettement à un trip métaphysique New Age à la Terrence Malick avec en toile de fond des références à l’animisme japonais et une musique zen : la forêt est peuplée d’esprits, de leurs sons et de leurs souffles, mais aussi de traces de passage « de l’autre côté » – comme ces orchidées sauvages qui poussent entre les roches, sans terre. Gus Van Sant use et abuse de plans évanescents (gros plans de feuilles agitées par le vent au sein desquelles perce le soleil), et encore de prises de vues en hauteur de la forêt et des personnages rendant compte d’un point de vue surplombant, allant jusqu’à un plan symptomatique du style du film illustrant la « purgatory forest » avec des faisceaux lumineux.
Gus Van Sant se serait-il donc amusé à pasticher un certain nombre de genres ? Si on ne peut pas l’affirmer, il est certain que Nos souvenirs témoigne d’une prolifération conséquente de pistes génériques, le film étant encore pris dans les rets du conte pour enfants avec Hansel et Gretel et dans ceux du mélodrame. La référence au conte pour enfants permet de formuler l’idée selon laquelle on n’en finit jamais peut-être avec son enfance, avec des souvenirs qui puisent à une source lointaine de bonheur. Ce bonheur perdu, c’est celui d’un couple qui avait tout pour être heureux et qui ne le fut pas vraiment, celui de personnes qui ont changé avec le temps, celui d’un amour qui peinait à être formulé, celui d’un être avec lequel on vivait, et que, finalement, on ne connaissait pas si bien.
Si le film semble reprendre le postulat de Gone Girl (2014) de David Fincher, c’est que son vrai sujet est davantage à trouver dans la question du couple et de l’amour : Nos souvenirs tente de dire l’amour d’un homme pour une femme perdue, retrouvée sans le savoir le temps d’un périple suicidaire, et celui d’une femme morte qui sauve l’homme qu’elle aime. Le mélodrame finit par gagner beaucoup de terrain dans Nos Souvenirs sans pourtant fonctionner à plein régime, mais en faisant montre d’un surlignage dans son dispositif pour témoigner des liens unissant Arthur à Joan et d’un déplacement géographique qui n’en était pas vraiment un : le nom de leur rue « Oak tree » n’annonçait-il pas « The Sea of trees » ? On ne sort donc pas de la littéralité et d’un système en vase clos, qui est le véritable purgatoire du film.