Pour sa 28ème édition, le festival Entrevues de Belfort a changé de tête, et c’est désormais Lili Hinstin, transfuge du Cinéma du Réel après avoir programmé le cinéma à la Villa Médicis, qui en est la nouvelle directrice artistique. Premier geste fort, la compétition mélange, dans la grille de programmation cette année, courts et longs, documentaires et fiction, même si des prix spécifiques sont réservés au court-métrage. C’est donc hors de toute catégorisation que les films sont présentés, et le tour de force est d’être parvenu à concevoir des séances assurant une cohérence entre les films présentés. En marge de la sélection, le Festival propose des rétrospectives thématiques, une programmation sur les questions d’histoire, des séances jeune public. La Fabbrica Doillon proposait quant à elle de revenir sur certains films du cinéaste en présence, et en compagnie de certains de ses collaborateurs, belle façon d’aborder le cinéma par ceux qui le font.
Retour sur la sélection qui se consacre aux premiers, deuxièmes et troisièmes films, et qui, dans cette édition, dans laquelle deux thèmes principaux traversaient la majorité des films : le voyage et la famille.
Un état du monde
Une nouvelle fois, après Rome plutôt que vous en 2006, Tariq Teguia remporte à Belfort le Grand Prix Janine Bazin. Œuvre difficile à produire, Révolution Zendj est une coproduction algérienne, française, qatarie et libanaise et le cinéaste insiste sur les contraintes imposées par un tournage dans un grand nombre de décors très éloignés les uns des autres.
On n’est pas surpris d’entendre résonner la voix de Jean-Luc Godard, puisque l’ombre tutélaire du cinéaste plane en permanence sur le film, dans cette façon très allégorique d’aborder la marche du monde, à la fois de manière globale et totalement intellectuelle. De la Grèce au Liban en passant par l’Algérie et l’Irak, les personnages se déplacent et se croisent, incarnant chacun une forme de stéréotype : pouvoir financier, idéalisme de la jeunesse, ou soif de vérité. Ces histoires de révolte, de désir de révolution à travers les territoires et les époques, sont menées avec autant de virtuosité formelle que de distanciation narrative.
Dans un contexte géopolitique mondialisé où cohabitent les langues et les nationalités, un journaliste algérien part à la recherche des pièces de monnaie, seul vestige d’un peuple d’esclaves venus d’Afrique noire pour travailler au Moyen-Orient au 8ème siècle. Nommé Ibn-Battuta, comme l’explorateur marocain du 14ème siècle célèbre pour ses récits de voyage, l’homme parcourt le monde arabe en quête de réponses sur l’état des idéologies.
Si la composition de l’image impressionne en jouant en permanence sur la projection d’un monde sur l’autre à travers des reflets, surcadrages, il reste facile de demeurer extérieur au film. À l’image de ce travelling qui enveloppe un groupe de jeunes révoltés qui se retrouvent pour une fête, le film est certes virtuose, mais peut sembler extérieur à ce qu’il expose. La caméra frôle le plus souvent le monde pour l’observer de l’extérieur.
De la semence à la cendre
Tout comme Révolution Zendj, le voyage était au centre d’un grand nombre de films de la sélection, Voyage rêvé pour Kelly, jeune femme péruvienne tentant d’accéder à l’Europe, mais coincée à Tanger après plusieurs voyages en Guyane. Voyage métaphorique pour le jeune couple syrien non marié de Round Trip de Meyar al-Roumi (Prix du public), qui, au cours d’un trajet en train, expérimente les amours clandestines avant d’être rattrapé par les stéréotypes culturels. Personnages tels qu’on n’en voit peu dans le cinéma actuel du Moyen-Orient, ils forment un couple moderne, dont le désir se niche dans chaque interstice laissé vacant par la société, comme le beau moment où ils font glisser leurs sous vêtements sous le jour de la porte de communication entre leurs deux cabines couchettes mitoyennes. L’espace confiné et mi-public mi-privé des couchettes permet une belle mise en scène de l’amour empêché par la société.
Mais tout autant que le voyage et la mondialisation, la famille était au cœur des films de la sélection.
Les réalisateurs de Cendres ont choisi de filmer Akiko, Japonaise qui ramène au pays les cendres de sa mère morte en France, et assistent, avec leur regard d’Européens, à la cérémonie de dispersion des cendres et revenant sur la jeunesse de cette femme, tandis que Juan Barrero, mêlant fiction et documentaire, choisit de filmer, dans La Jungle intérieure, la grossesse de sa compagne « comme il filmait les hippopotames » lors de ses expéditions scientifiques.
Confrontant le constat que les images de famille, photos comme films, ne figent pour l’éternité que les moments heureux avec les drames qui ont parsemé l’existence de ses proches, Leslie Lagier s’efforce de créer des images du souvenir du deuil. En se remémorant le moment où elle appris la nouvelle du décès de ses oncles, la réalisatrice de Nous sommes revenus dans l’allée des marronniers travaille sur le montage des photographies et films familiaux.
Prix d’aide à la distribution, See You Next Tuesday (Drew Tobia), seule vraie comédie de la sélection, fait le portrait cruel d’une famille délitée de femmes marginales dans la veine de son compatriote américain trash Alex Ross Perry ou de Somebody Up There Likes Me.
En dehors des thématiques évoquées, récurrentes de la sélection, quelques films singuliers se sont détachés.
Regarde les hommes bricoler…
Nadège Trebal ne se souvient plus comment elle est tombée sur la casse d’Athis-Mons, mais l’évidence de devoir y tourner un film a été immédiate. Casse observe avec patience les mécaniciens qui désossent les voitures, dans ce cimetière de l’ère industrielle. Les longs travellings caressent les carcasses abandonnées, devenues inutiles et donnent à ressentir la multitude des épaves, grand champ de foin dans lequel chacun essaie de trouver l’aiguille qu’il lui faut : une portière, un pare-brise, un moteur…
En contemplant la trace de la désindustrialisation, Casse fait le portrait d’hommes qui racontent la façon dont ils s’intègrent en France comme leur manière de se débrouiller avec la vie. Certains hommes parlent à cœur ouvert de leur vie, passée et présente. D’autres se contentent de se laisser filmer au travail. La réalisatrice dit son désir de « filmer des hommes pour lesquels être filmé est ce qu’il y a de moins important », et compare sa recherche du bon personnage – celui qui aura envie de faire partie du film, à la quête de la pièce qui occupe les hommes qu’elle regarde. Elle appréhende avec une nécessaire longueur des prises ces œuvres de patience dont émane un certain suspense. Car il en faut, du talent, du doigté, de l’expérience, pour extraire de la ferraille la pièce que l’on recherche précisément et qui a été intégrée dans un processus de fabrication industrielle.
Regarde les hommes chanter
Le motif de l’exclusion, très présent dans Kelly ou dans le prix du public attribué au court métrage d’Emmanuel Gras, Être vivant, traverse également Juke Box, prix du Jury One+One. Commençant par un portrait clinique d’un chanteur marginalisé, le film explore insensiblement le processus de création. Cette dichotomie se trouve soutenue par la présence du chanteur Christophe, méconnaissable.
Regarde les hommes draguer
À l’opposé de l’ensemble de la sélection, Peine perdue, d’Arthur Harari, Grand Prix du court métrage, ausculte les gestes de la séduction à travers une machination ourdie par le mystérieux Rodolphe qui joue de la circulation du désir comme d’une partie de billard. En reprenant la trame de Partie de campagne de Renoir (1936), le film se constitue comme un palimpseste. Les parisiennes en vacances au bord de l’eau, la tentative de séduction lors d’une promenade en barque et sur une île, la profonde nostalgie après l’évocation du désir : Harari reprend les lignes de son modèle pour les faire entrer en résonance.