Si le propre d’une série est de se répéter à l’envi, Servant constitue alors un modèle du genre. Chaque saison reconduit à l’identique la même trame irrésolue : qui est Leanne, la mystérieuse servante hébergée par le couple Turner ? Pourquoi et comment a t‑elle redonné vie à leur enfant accidentellement disparu ? Est-elle un ange ou un démon ? Des questions auxquelles chacune des saisons aura feint de répondre, relançant systématiquement un récit de plus en plus alambiqué et secondaire. À notre tour d’insister : le principal intérêt de cette série écrite par Tony Basgallop et produite par M. Night Shyamalan (présent régulièrement derrière la caméra, notamment lors du crucial et avant-dernier épisode) tient à sa dimension de laboratoire horrifique et aux résonances qu’elle entretient avec l’œuvre du cinéaste. Cette quatrième saison fait mieux que de le confirmer : à son meilleur, c’est-à-dire lorsqu’elle se débarrasse de ses sous-intrigues anecdotiques et se cantonne à son unité de lieu, Servant fout vraiment la trouille.
Parmi les idées fortes, on retiendra avant tout celle-ci, éminemment shyamalienne : l’essentiel de l’action de Servant se situe dans un lieu clos, qu’il s’agisse du pavillon des Turner, mais aussi de l’habitacle confiné de voitures ou, encore, de la rue (Spruce Street) et du parc avoisinants, deux lieux récurrents dépourvus de réel horizon qui, comme dans Old, communiquent un sentiment d’étrange immobilisme et d’enfermement à ciel ouvert. Si bien qu’au terme des quarante épisodes, tous ces endroits devenus à la longue familiers n’ont plus aucun secret pour le spectateur. Mais si ce dernier se sent comme chez lui chez Dorothy et Sean et pense connaître les moindres recoins de leur maison, la caméra, de plus en plus libre de ses mouvements, n’en finit pas de révéler de nouveaux espaces (cette fois une dépendance attenante), de les tordre et de les dévoyer. Tantôt elle rampe au sol, longe les murs, se perd dans les couloirs ou s’engouffre dans la cave ; tantôt elle observe depuis le plafond, traverse les cloisons ou gravit les étages jusqu’au grenier, voire au toit. L’aisance de la mise en scène et sa mobilité de plus en plus marquée repoussent avec ingéniosité les limites a priori restreintes du cadre unique, pour déployer son potentiel et exploiter ses angles morts. C’est là la suprême gageure du lieu clos depuis les premiers épisodes de la série : il se creuse à mesure qu’il fait retour. Comme dans un labyrinthe, on y revient sans cesse pour mieux s’y perdre.
Mieux encore, dans Servant, le lieu se présente comme un personnage à part entière et participe pleinement à l’avancée du récit. Des éléments du décor relancent ainsi régulièrement l’intrigue, comme par exemple cette balustrade qui cède soudainement et entraîne la chute spectaculaire dans les escaliers de Dorothy. Clouée dans son lit ou en fauteuil roulant (principale nouveauté de cette quatrième saison, même si l’argument scénaristique est abandonné de manière improbable dans le dernier tiers, Dorothy recouvrant ses jambes en deux temps trois mouvements – par l’opération du Saint-Esprit ?), Dorothy se retrouve à la merci d’une Leanne particulièrement retorse et envahissante. Plus les Turner cherchent à s’en débarrasser, plus elle prend racine chez eux et fait corps avec cette maison qui lui ressemble (le finale entérinera l’analogie). Prête à tout pour garder sa place, la jeune femme impose sa loi sans partage face aux autres personnages qui apparaissent dès lors bien falots : c’est à elle d’en découdre, le poids du monde et de la série reposant dorénavant sur ses épaules.
Un monde en soi
Qu’en est-il d’ailleurs du reste du monde dans Servant ? La réponse se loge dans les écrans. Les événements se déroulant à l’extérieur du périmètre du pavillon sont en effet essentiellement restitués par le truchement de téléphones portables, de télévisions et de chaînes d’infos (autre constante chez Shyamalan) : soit un monde d’images, à distance, auquel les personnages sont priés de croire. Plutôt que d’envahir la maison des Turner, ces images en désignent plus sûrement la position centrale (les occupants regardent moins ces images qu’elles ne les regardent). De fait, l’univers semble graviter autour de cette maison/point focal où tout se passe, et la série ne s’achèvera d’ailleurs qu’avec sa destruction. À défaut de voir la fin du monde longtemps annoncée et reportée (attaque de pigeons démoniaques, tremblement de terre, pluie diluvienne), c’est à celle d’un monde, celui de la maisonnée, qu’on finira par assister – le seul, en définitive, à exister vraiment.
On regrettera ici que Basgallop ait peu à peu abandonné la manière, teintée d’ironie, dont il regardait les Turner, couple bourgeois autocentré dont le vernis social était au départ joyeusement fendillé. À la part de folie cachée et l’humour latent des débuts, le récit leur préférera progressivement un imbroglio mystico-philosophique au mieux infernal, au pire de bazar. Anticipant ainsi Knock at the Cabin, Servant emprunte au genre du home invasion pour en livrer une relecture autant horrifique que mystique (Leanne est une inconnue dans la maison comme le sont les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse – en l’occurrence, elle officie tel un ange déchu). Le dernier épisode de la série portera l’extrême-onction en noyant dans l’eau bénite un discours religieux tout aussi exaspérant (pour sauver sa famille, il faut accepter d’en sacrifier un membre). À ceci près, toutefois, que l’écriture plus tourmentée de Basgallop lui confère une dimension tragique qui, à défaut d’emporter l’adhésion, le rend moins édifiant. On serait même tenté ici de faire un vœu pieux : que la propension à la bigoterie de Shyamalan soit à l’avenir tempérée par un tel regard tiers.
Reste tout de même Leanne Grayson, beau personnage tourmenté incarné magnifiquement par Nell Tiger Free, jamais aussi inquiétante et insaisissable que dans cette quatrième saison (peut-être la meilleure avec la première). Leane a pour elle la beauté du diable, même si on regrettera que la série n’ait pas suffisamment investi ses bas instincts, sa force de séduction et son potentiel sexuel susceptibles de faire davantage exploser le couple Turner. À la psychologie heureusement insondable et transformée presque malgré elle en monstre, Leane est d’abord ce corps fragile moins subversif qu’en crise. Aussi menacée que menaçante, elle s’avère écartelé entre ses désirs et ses devoirs, entre les jeux de pouvoir et sa mission divine qui auront fini par l’endurcir ; la femme aura brûlé l’adolescente. Il faut la voir saisir un couteau dans la cuisine des Tuner avec un mélange d’ingénuité et de cruauté glaçantes, devant un Sean médusé. « Dire qu’une chose utile peut devenir mortelle entre de mauvaises mains » annonce-t-elle tandis qu’elle le porte à hauteur de ses yeux entre ses deux paumes de mains – géniale idée de mise en scène qui reflète le regard de Sean tout en masquant le sien. Aiguisée comme la pointe d’un couteau, Leanne apparaît alors comme une arme tranchante susceptible de tuer d’un seul regard. Brève, la scène possède la force percussive de qui se refuse un court instant à ne plus se voiler la face. Et de nous rappeler ceci : quand Servant aura visé l’épure horrifique, la coupe franche, le plan sec dépourvu d’afféteries et la vérité palpable des visages (nouvelle obsession de Shyamalan depuis Old : s’approcher au plus près des corps et notamment des visages), elle aura aussi du même coup frisé l’excellence.