Pour comprendre le projet de Old et situer sa place dans la filmographie de M. Night Shyamalan, il faudrait partir de la fin – et donc prévenir, comme il est désormais d’usage, que le lecteur qui n’aurait pas vu le film s’expose à quelques révélations inopinées. Délaissant le décor de cette plage où le temps coule à une vitesse démesurée, Shyamalan se met lui-même en scène debout au sommet d’une montagne, l’œil derrière une caméra, enregistrant les dernières secondes d’un « essai » au résultat mi-figue mi-raisin ; en somme, une expérience par endroits féconde, et ratée à d’autres. Le film est précisément, au sens premier du terme, expérimental : à la dilatation et à l’écoulement patient du temps que mettent en scène les séries télévisées, désormais forme la plus populaire de fiction, le cinéaste oppose une condensation temporelle poussée à l’extrême – on a d’ailleurs par moments l’impression d’assister à une version miniature de Lost. Old s’ouvre sur une introduction shyamalienne en diable, où une famille en crise débarque dans un hôtel de luxe situé en plein cœur d’un cadre paradisiaque. Fluidité absolue de l’alternance des focales, qui fragmente l’unité de la cellule familiale, science du découpage, jeux de reflets et de découpe des figures : tout marque l’assurance d’un grand cinéaste sûr de son geste et de sa forme. Et puis voilà qu’un mini-van, conduit par un employé joué par Shyamalan lui-même, qui apparaît pour la première fois à l’écran par l’entremise d’un rétroviseur, conduit la famille, et d’autres occupants de l’hôtel, vers une plage secrète. Le cinéaste laisse ses acteurs au seuil d’une ligne, les invitant à traverser ce que l’on devine être la frontière séparant le paradis de l’enfer, et le réel du surnaturel. Commence alors véritablement le film, qui sera beaucoup plus surprenant formellement – et aussi, disons-le franchement, plus inégal – que cette ouverture menée de main de maître.
Toute l’action se passe alors sur une plage, cernée d’une muraille infranchissable de rochers, seulement accessible par un étroit canyon que les personnages ne peuvent prendre en sens inverse – belle idée minimaliste : toute tentative de retour en arrière se solde par le surgissement d’un fond noir, et un retour à la case départ. C’est là que, peu à peu, se dévoile par un faisceau d’indices la « règle » qui dicte ce cadre : une année s’écoule en trente minutes. De ce principe, Shyamalan tire un récit oscillant entre horreur et humour, qui distille autant un trouble persistant qu’il n’opère un glissement subtil vers la parodie (le film est parfois vraiment très drôle). Ce que le cinéaste organise autour de la maturation express des enfants est ce qu’il y a de plus réussi : tout y est affaire de hors champ et de corps adolescents filmés en amorce ; leur mutation transparaît d’abord par le surgissement de leurs voix, qui ne semblent plus tout à fait les mêmes, et les regards incrédules que les adultes posent sur eux. Le film est alors à son meilleur, entre le Buñuel de L’Ange exterminateur et un héritage lointainement tourneurien dans la manière de figurer l’invisible (le film, d’une certaine manière, opère une synthèse entre deux films précédents de Shyamalan : Phénomènes et, pour la fin, Le Village). Très beaux aussi sont ces champs-contrechamps entre Prisca (Vicky Krieps) et Guy (Gael García Bernal) au seuil de leur vie, où les rides des époux semblent fleurir d’une coupe à l’autre.
Tâtonnements
Mais cette expérience produit également un certain nombre d’idées moins convaincantes. Un peu à la manière de Split, Shyamalan opère un resserrement du lieu et de l’action, qui n’est pas sans occasionner ici un certain délitement de ce qui fait le sel de son cinéma. Cette plage, en dépit de ses particularités dont joue l’écriture, s’apparente par moments à une forme de décor pur, un lieu clos et replié sur lui-même où la fiction peut se livrer à un jeu narratif prenant parfois le pas sur la mise en scène. On a de fait jamais vu un film de Shyamalan aussi relâché, prompt, là encore, à expérimenter des idées visuelles (la myopie de Guy et la surdité partielle de Prisca), à multiplier des effets peu fréquents dans son cinéma (une surimpression de la muraille rocheuse sur les visages des prisonniers) mais aussi à s’amuser de trouvailles scénaristiques (la grossesse et l’accouchement d’une petite fille devenue adulte trop rapidement). Entre deux saillies, le film égraine des pistes sous-investies (une jeune femme au corps parfait qui se transforme progressivement en sorcière monstrueuse) ou des visions ratées (la figuration, en accéléré, d’un corps gangrené par le tétanos), auxquelles s’ajoute une dernière partie moins inspirée, et un dénouement pour le coup franchement décevant, où les tâtonnements du cinéaste jurent avec l’ouverture si tenue – sentiment inédit chez Shyamalan : on dirait qu’il ne sait pas comment conclure son film. Autrement dit, Old est – beau paradoxe, au regard de son titre – une forme de cure de jouvence (le modus operandi de « l’essai ») inaboutie. Insuffisant pour parler de crise, même s’il faut concéder que l’on attend d’un cinéaste aussi accompli que Shyamalan autre chose qu’une expérience quelque peu brinquebalante.