Useless n’est pas un film sur la dénonciation des conditions de travail des ouvriers chinois du textile. Il est aussi cela, mais pas uniquement. À travers le monde déshumanisé des usines à la chaîne, le monde hors du monde d’une jeune styliste, le monde du grand luxe et enfin celui des petits tailleurs du Shanxi, Useless s’apparente à un « essai » sur le bonheur en Chine contemporaine. Un film dans lequel chaque plan amène une nouvelle réflexion, d’une intelligence et d’un talent plastique qui égalent les œuvres de fiction de Jia Zhang-ke.
Jia Zhang-ke possède un talent rare : celui de l’intelligence du cadre. Avec très peu de dialogues, pas de voix off, quelques interviews allant à l’essentiel, il mène son documentaire bien au-delà de la simple suggestion : la réflexion chemine petit à petit, chaque plan étant pensé dans la globalité du film. Son film est conçu en trois parties, sans qu’elles soient signifiées par des chapitres, trois lieux en parfaite transition les uns avec les autres : une usine textile de Canton, puis l’atelier intimiste de la styliste Ke Ma, enfin le village minier de Fenyang (avec une petite incursion dans le monde occidental du luxe, exporté dans les grandes villes chinoises).
Useless débute par de longs plans muets. La scène se passe à Canton, dans une immense usine de textile. Hauts plafonds, moiteur, humidité suintant des murs, lent mouvement des ventilateurs, chaussures alignées dans des casiers, cantine bondée, le réalisateur use (comme à son habitude) d’une caméra doucement mouvante, plantant habilement le décor et les conditions de travail des ouvriers. La scène chez le médecin de l’usine, où se succèdent travailleurs souffrant de toux, de mal de dos, d’yeux irrités, participe de la même méthode de montrer, sans commentaire ni interviews, les difficultés de ce milieu. Mais Jia Zhang-ke ne se contente pas de montrer, et, partant, de dénoncer en douceur : il cherche avant tout à humaniser son sujet. En témoignent les gros plans sur la nuque d’une ouvrière, s’arrêtant sur un grain de beauté ; un plan que filme Jia Zhang-ke sur une chanson romantique chinoise, comme pour ramener cette travailleuse courbée sur sa machine à coudre à sa féminité. Cette partie dans l’usine est portée par un rythme lent, un rythme devenu pâte du réalisateur. Mais cette lenteur n’est pas un tic, et elle se justifie par la douceur qu’elle parvient à insuffler au sein de l’espace tentaculaire de l’usine.
Car à travers ce sujet (la fabrication et l’usage du vêtement, est-on ce qu’on porte ? la mode n’est-elle que futilité ?) c’est vers une réflexion sur les choses essentielles – utiles – de la vie, que le cinéaste nous mène. Au fur et à mesure de son film, il charge le vêtement, sujet a priori anodin, d’une signification nouvelle. Dans cette perspective, le titre de son film, outre l’ironie évidente qu’il véhicule, est aussi un point de vue plus particulier : la marque créé par la styliste Ke Ma s’appelle précisément « Useless ». Dans la partie du film qui lui est consacrée, le réalisateur s’emploie, sans donner directement son avis, à déconstruire le discours sur le « vêtement-âme ». Mais Jia Zhang-ke est très malin, et ne nous assène pas d’emblée son opinion : de fait, après la courte incursion du film dans les boutiques de luxe des marques occidentales et leur clubs VIP, la partie dans l’atelier de Ke Ma s’avère plus complexe qu’au premier abord. Car même si ses réalisations vestimentaires sont très belles, son discours se vide peu à peu de sa substance : son travail en devient, non pas futile (sauf si l’on considère que toute la mode l’est), mais totalement hors des réalités sociales de son pays. La démarche de Ke Ma, tout axée sur l’âme que doit porter le vêtement, et son travail artisanal, loin des productions industrielles, avec des techniques de tissage traditionnel et des matières nobles, devient peu à peu celle d’une artiste quasi mystique, totalement coupée du monde, hors celui de la mode. Le point d’orgue de cet « hors du monde » surgit lors de la préparation de son défilé à la semaine de la mode à Paris : le soin pris à trouver le bon éclairage, la bonne texture de la terre jonchant le sol, l’air ennuyé des mannequins amène une question : « C’est très beau, mais à quoi ça sert ? » Au bout du compte, ne reste de Ke Ma que l’image d’une styliste certes douée, mais navigant dans les hautes sphères de la mode, et donc du côté des Chinois les plus aisés.
Et c’est précisément du côté des moins aisés que veut nous emmener Jia Zhang-ke. La dernière partie de son film est la plus proche de ses préoccupations. Une filiation évidente avec Still Life est à l’œuvre dans sa façon de filmer la ville minière de Fenyang (province du Shanxi, dans le nord est de la Chine), dernière étape de Useless. Une ville oubliée de la croissance chinoise, entre déconstruction et abandon. Là, Jia Zhang-ke filme des couples dans leurs difficultés quotidiennes, au sein d’une petite échoppe de tailleur ou d’une petite maison pauvre. En s’attachant à un couple dont le mari a dû renoncer au métier de tailleur pour repartir à la mine, le cinéaste aboutit à la seule scène de Useless où le vêtement prend vraiment un sens : celle où, avec beaucoup de pudeur et de tendresse, le mari explique comment il a choisi l’ensemble que porte sa femme, et à quel point il la trouve belle dans n’importe quelle tenue.
Avec cette dernière partie, Jia Zhang-ke filme une certaine idée du bonheur et du sens de la vie. Une idée mise en valeur par les échos d’images du début du film avec celles de la fin : aux panoramiques sur les immeubles de la grande ville de Canton répondent les images de la nature du Shanxi ; aux mannequins maquillés avec de la terre du défilé de Ke Ma, les corps des mineurs charbonneux se frottant vigoureusement sous la douche ; à l’immobilité de ce même défilé, la course à mobylette des ados de Fenyang. Ces détails consciencieusement choisis véhiculent l’idée que le bonheur n’est pas du côté que l’on croit, et que la simplicité peut-être source de félicité, à l’image de cette simple chemise de mineur séchant au vent, quand les créations de Ke Ma ont besoin de la main humaine pour se positionner comme il faut sur le portemanteau.
De la fiction au documentaire, Jia Zhang-ke est décidément l’un des cinéastes les plus intelligents du moment. On ne peut être que fascinés par sa précision, son travail du cadre et sa volonté de toujours humaniser ses personnages. Et par sa capacité à inscrire les questions travaillant la Chine d’aujourd’hui dans la course du monde.