Dix ans après le travail d’édition DVD entrepris par Carlotta, c’est au tour d’Elephant Films de republier à l’unité plusieurs films de Douglas Sirk, cette fois en édition Blu-Ray. Toujours présentée par Jean-Pierre Dionnet, cette troisième fournée nous propose Le Secret magnifique, Capitaine Mystère et Les Amants de Salzbourg, tous déjà sortis chez Carlotta mais épuisés depuis.
Dans ces trois films aux contextes pourtant différents les uns des autres, Sirk ancre des images et des questionnements sociaux propres à sa filmographie. Tout d’abord, avec Le Secret magnifique, nous pénétrons au sein des classes américaines aisées des années 1950 sur lesquelles Sirk se penchera à plusieurs reprises, au point de rendre son cinéma indissociable de cette catégorie sociale. Dans ce film, un jeune héritier arrogant tente de se racheter après avoir causé accidentellement la mort d’un médecin et la cécité de sa femme. Avec Capitaine Mystère, nous prenons la route de l’Irlande, dans un film d’aventure ancré dans le contexte de la lutte pour l’indépendance face à l’occupation anglaise, sans toutefois éluder les oppositions existantes dans les différentes couches sociales irlandaises. Et enfin, dans Les Amants de Salzbourg, une bibliothécaire américaine travaillant à Munich s’éprend d’un chef d’orchestre italien qui lui dissimule qu’il est marié à une femme atteinte de troubles mentaux.
De 1943 (Hitler’s Madman, le premier film américain de Sirk) à 1959 (Mirage de la vie, son dernier), peu de cinéastes européens auront promené leur regard avec autant d’acuité que Sirk sur ce qui constitue les mœurs de la classe moyenne américaine au sortir de la guerre. La dimension quasi anthropologique de l’œuvre de Douglas Sirk nous plonge dans l’inconscient de cette bourgeoisie prospère pour mieux en révéler les désirs inassouvis, l’hypocrisie, ainsi que la cruauté des rapports de classe. Sirk se refuse toutefois à poser sur ses personnages un regard froid et purement analytique, et les intègre ainsi au cœur d’une chorégraphie dans laquelle tournoient les sentiments, les passions et les couleurs. Si cette esthétique a fait de Sirk un réalisateur emblématique de mélodrames, le genre ne prend jamais chez lui une forme molle ou sirupeuse, et un chef‑d’œuvre tel que Le Secret magnifique montre bien que les moments les plus émotionnellement intenses ne sont pas portés par une débauche d’effets et de couleurs, mais se jouent comme sur un fil tendu menaçant de rompre. Le mélodrame ne se situe pas dans le plein jour coloré qui tient lieu de décor devant lequel chacun tient son rôle dans la comédie des mœurs bourgeoises, mais dans les coins dissimulés à l’abri des regards, dans une obscurité qui permet de faire tomber les masques affichés en société.
Les strates de la nation
Si le plus anecdotique des trois films proposés semble être Capitaine Mystère, le cinéaste, sans jamais alourdir la trame narrative, parvient à disposer au sein d’un film d’aventure hollywoodien d’une élégance rare un ensemble d’éléments qui font écho à ses questionnements habituels. Alors que la lutte contre l’occupation anglaise sert de toile de fond au récit, il est intéressant de constater que ce conflit intéresse finalement assez peu Sirk. La légitimité d’un peuple à lutter pour son indépendance fournit un canevas peut être trop évident pour un cinéaste se plaisant habituellement à chercher les nuances que renferment des groupes sociaux plus réduits, et dans lesquels les conflits n’apparaissent pas d’emblée au grand jour, mais se dissimulent derrière le faste des apparences. Le film, discrètement, se refuse finalement à opposer deux nations l’une à l’autre, et à considérer surtout qu’un pays, bien que luttant pour son indépendance, ne forme qu’un seul et unique ensemble homogène. Si une guerre d’indépendance requiert un semblant de cohésion national en vue d’affronter un ennemi extérieur, Sirk révèle pourtant qu’au sein de cette identité irlandaise existent divers groupes d’individus dont les intérêts et les modes de vie peuvent s’opposer au point de générer luttes et conflits.
Œuvrant pour la cause indépendantiste au sein de sa campagne retirée, le personnage incarné par Rock Hudson se retrouve contraint de fuir les autorités et de trouver refuge à Dublin, chez un homme qui se révélera le chef des rebelles. Bien qu’unis par la volonté commune de bouter les anglais hors d’Irlande, Sirk montre pourtant qu’entre les mœurs des indépendantistes ruraux et ceux de Dublin existe un certain nombre de différences qui, sans créer de dissensions insurmontables, peuvent toutefois générer quelques altercations. Cette opposition se manifeste notamment sous la forme d’un petit conflit teinté d’humour entre notre homme des champs un peu rustre et la fille du chef des rebelles. Cette dernière, véritable fille des villes, un peu snob, est bien décidée à ne pas se laisser enfermer dans le rôle passif que l’on attribue généralement aux femmes, et ne voit dans un premier temps en Rock Hudson qu’un paysan lourdaud.
L’esthétique du mensonge
L’idée de camoufler sa véritable identité est au cœur des trois films présents ici. Ce sont d’abord les rebelles indépendantistes qui dans Capitaine Mystère sont contraints de cacher leurs intentions afin d’apparaître aux yeux des autorités comme de simples citoyens lambda. Dans Le Secret magnifique, le personnage incarné par Rock Hudson tente de se racheter auprès de la femme dont il a causé la cécité en se faisant passer pour un autre. Enfin, dans Les Amants de Salzbourg, le chef d’orchestre italien dissimule à la jeune américaine qu’il est déjà marié. Ces diverses dissimulations servent à mettre en scène un espace temps fictif et alternatif au sein de la réalité en vue de retrouver un semblant d’harmonie, une innocence perdue ou d’œuvrer dans l’ombre à l’édification d’un monde meilleur.
La singularité des films de Sirk tient notamment au soin absolument prodigieux apporté aux couleurs. Le cinéaste allemand se révèle être un véritable maître dans l’art de les disposer par touches au sein du cadre, de façon à rehausser un visage, à accompagner un geste ou à créer une ambiance spécifique. Toutefois, cette approche picturale ne vise pas uniquement la joliesse, mais a aussi pour but d’édifier un décor fastueux qui agit comme révélateur de la classe sociale des protagonistes. Les couleurs des vêtements, meubles, objets et tissus forment un ensemble qui semble continuellement flotter, dans une forme de flou soigneusement entretenu par la mise en scène, par les mouvements d’appareil, mais aussi par les protagonistes eux-mêmes. Tout cela vise à éblouir de façon à empêcher quiconque de cerner précisément les contours et la nature véritable des êtres. Cette esthétique saillante peut créer une forme de malaise qui naît de la prise de conscience que le luxe des apparences repose sur un ensemble d’assises malsaines et corrompues. Cette somptuosité ne sert qu’à faire diversion et à dissimuler l’ensemble des arrangements avec le réel qui sont souvent le lot de ceux qui veulent maintenir leur standing.
Dans Le Secret magnifique, ce décorum est celui des habitudes futiles et des plaisirs de classe que procure l’argent. Conscient des fautes qu’il a commises et souhaitant sincèrement se racheter, le personnage interprété par Rock Hudson se retrouve pourtant démuni lorsqu’il réalise que son argent ne lui sera d’aucun secours. Il lui est impossible de trouver derrière le faste de son train de vie la moindre valeur à même de le soutenir dans cette période de crise. Un des amis du médecin qu’il a tué le prend pourtant en affection, sensible à son désarroi. S’appuyant sur l’une des théories du défunt, il lui fait part du besoin que nous avons tous de trouver en nous des forces qui nous permettent de nous accomplir selon une voie qui fait sens. Il donne alors une métaphore en montrant une lampe éteinte sur sa table, disant que cet objet ne se voit conférer une utilité que lorsqu’on l’allume. En délaissant les futilités du clinquant, ce riche héritier se doit de trouver au fond de lui-même ce qui donnera un sens à son existence. L’objet inanimé, sans fonction, conçu comme pur marqueur de classe, n’a aucune valeur en soi s’il ne sert pas un désir de transcendance.
Mais le décorum n’est pas propre aux intérieurs d’une certaine bourgeoisie américaine. Dans Les Amants de Salzbourg, c’est l’ensemble de la culture et du patrimoine allemand qui compose un décor féerique dont le charme va agir sur la bibliothécaire américaine. Le chef d’orchestre italien parvient à la séduire en s’appuyant sur son aura de compositeur, mais aussi sur tout le décorum poétique des lieux chargés d’histoire qu’il lui fait visiter. Ce décor et ces références, comme l’héroïne l’admet elle-même, stimulent ses rêveries et sollicitent un ensemble d’images qui semblent tout droit sorties d’un conte de fées. Cette femme se laisse alors happer par un monde d’illusions qui s’apparente plus à un récit fantasmé qu’à une réalité tangible et solide reposant sur des assises stables.
D’une certaine façon, on pourrait considérer à première vue que Sirk applique le même traitement à l’Amérique qu’à l’Allemagne, se plaisant dans chacun des cas à faire apparaître derrière les façades colorées et luxueuses des classes supérieures un certain nombre de tares et de non-dits. Mais dans le contexte allemand, la maladie de la femme du chef d’orchestre appartient malgré tout à une forme de folklore romantique. Les maux dont elle souffre nous semblent moins révélés par un processus de dévoilement opéré par la mise en scène de Sirk, que consubstantiels à un imaginaire collectif marqué par le destin de Louis II de Bavière, auquel il est clairement fait référence dans le film. Pour tout un courant esthétique qualifié de fin de siècle, le faste des apparences et la folie ne s’opposent pas, mais se complètent pour mieux diffuser cette forme de charme empoisonné propre au décadentisme. Si Sirk a cherché à mettre à jour la nature véritable de la société américaine, un film comme Les Amants de Salzbourg n’apparaît pourtant pas du même ordre, tant le cinéaste semble révéler sous l’apparence du mythe ce qui peut finalement s’apparenter à un autre genre de mythe.
Un Allemand en Amérique
Dans Les Amants de Salzbourg, la jeune américaine fait remarquer à son compatriote médecin, également présent à Munich, qu’il est ici avant tout pour obtenir un diplôme qui rehaussera le standing de son futur cabinet lors de son retour aux États-Unis. Dans Le Secret magnifique, le personnage incarné par Jane Wyman, devenu aveugle, est envoyé en Europe où trois éminents spécialistes de nationalité suisse, allemande et autrichienne vont l’ausculter. Dans les deux cas, c’est toujours la vieille Europe de langue germanique qui, sans être heureusement idéalisée, se voit affublée dans le domaine des sciences d’une forme d’aura et de supériorité vis-à-vis de la jeune Amérique mercantile et techniciste. Si au regard de l’histoire scientifique cette considération ne repose peut-être sur rien, on ne peut s’empêcher de considérer que Sirk reste avant tout un européen de culture allemande, qui aime à rappeler au nouveau monde qu’il est issu d’un vieux continent ayant vu naître une culture raffinée et humaniste qui s’est façonnée au fil des siècles.
Toujours dans Les Amants de Salzbourg, il est intéressant de voir la façon dont Sirk intègre des personnages issus de la classe moyenne américaine, qui sont le sujet de ses films depuis plusieurs années, au sein de son Allemagne natale. Ces deux américains que sont le médecin et la bibliothécaire, de par leur simplicité, apparaissent malgré leur classe sociale en décalage avec la « grande culture européenne » symbolisée par l’aspect majestueux de la musique dirigée par le chef d’orchestre italien. Tous deux, lorsqu’ils se retrouvent pour sortir, préfèrent se rendre dans des restaurants et cafés plus modestes, dans lesquels se jouent danses et musiques issues de la culture populaire. Peut-être est-ce une façon pour Sirk de signifier que la bourgeoisie américaine ne vit pas sur le même socle culturel que l’européenne ? Car aussi universelles et intemporelles que soient ces histoires, elles n’en demeurent pas mois le fruit des observations d’un européen de culture classique conscient que ce qui se développe de l’autre côté de l’Atlantique représente un type nouveau de civilisation. Les mélodrames hollywoodiens de Douglas Sirk peuvent finalement s’apparenter à un genre de Lettres persanes cinématographiques, à un moment où le mode de vie américain est en train de bouleverser l’ensemble des identités culturelles mondiales.