Après les coffrets précédents, tous deux consacrés aux grands mélodrames américains, Carlotta continue d’éditer Douglas Sirk. Ce troisième coffret permet de découvrir quatre films rares réalisés par le cinéaste pour la firme allemande UFA dans les années 1930. La Fille des marais, Les Piliers de la société, Paramatta, bagne de femmes, et La Habanera dévoilent un artiste qui, déjà rompu au théâtre, faisait ses premières armes au cinéma.
Le fait que les quatre films allemands rassemblés dans le troisième coffret édité par Carlotta ne se suivent pas chronologiquement permet d’offrir une bonne perspective de l’évolution qui caractérise la première époque du cinéaste, avant des pérégrinations qui le mèneront jusqu’aux studios hollywoodiens. D’une part, il est étonnant d’observer les premières obsessions formelles qui conduiront plus tard vers une maîtrise absolue. D’autre part, on constate que le thème de l’homme tiraillé entre Bien et Mal était présent, en gestation, dans l’œuvre allemande, et n’a pas attendu l’exil pour se manifester. Le cinéaste qui, sur le conseil de son agent, avait évacué la consonance danoise de son patronyme Detlef Sierck en traversant l’Atlantique, affirmait : « Il y a deux Douglas Sirk. Les problèmes ont commencé quand j’ai changé de nom. » Pourtant, on constate que déjà du côté du Rhin, la questionnement de la dualité était chevillée à son œuvre.
Le Bien et le Mal sont dans chacun des films allemands incarnés par deux personnages différents (Karsten versus Peter Nolde dans La Fille des marais ou Don Pedro contre le Dr Nagel dans La Habanera, par exemple), alors qu’ils tendront plutôt à cohabiter dans un seul corps, en ce qui concerne la période américaine. Les acteurs Viktor Staal (Paramatta) ou Knut Fischer-Fehling (La Fille des marais) incarnent le versant positif de l’homme, avec leurs physiques lisses et avantageux, qui ne sont pas sans évoquer Rock Hudson ou John Gavin, qui, sous leur plastique parfaite, abriteront toutes profondeurs des sombres errements de l’âme. Toute l’œuvre de Sirk semble tendue vers cette tentative de ramasser les thèmes, de gommer tout ce qui entoure les grandes Idées pour les rendre plus denses. Ce qui frappe notamment, c’est la précision et l’assiduité du cinéaste dans ses recherches formelles. A travers ces films, on voit un artiste au travail, qui fait ses gammes et dont le style évolue tout en se simplifiant. Sirk s’entraîne aux amples mouvements de caméra, travaille les fondus signifiants d’une séquence à une autre. Par exemple, dans Les Piliers de la société, le cheval à bascule laisse place à un bateau qui tangue, ou bien les cordes de la balançoire du jeune garçon font place à la corde qui pend autour du buste nouvellement dévoilé du consul Bernick. On sent bien, à travers ces tentatives, parfois un peu appuyées, la volonté farouche de trouver des solutions formelles pour exprimer des Idées.
De même que la forme va tendre à s’épurer progressivement, se fait visible à travers ces œuvres de jeunesse le cheminement qui va conduire Sirk à simplifier les intrigues de ses films. La Fille des marais et Les Piliers de la société scrutent tous deux les mécanismes de la société bourgeoise, dans laquelle chacun, assigné à une place immuable, tient son rôle. Après ces portraits sociaux dans lesquels sont représentés des galeries de personnages, vont apparaître dans le cinéma de Sirk des portraits de femmes opprimées par le poids des convenances. Or, grâce au choix de films de ce coffret, on voit très bien que le passage d’une galerie de personnages tous égaux à une figure unique que le destin pousse à combattre le poids des convenances se fait grâce à la rencontre du cinéaste avec la future star Zarah Leander (dont on a retrouvé récemment la voix grave dans la bande originale d’Inglourious Basterds de Tarantino). C’est à partir du moment où Sirk dirige une actrice qui émerge, par sa beauté, son charisme et son talent de chanteuse, du lot commun des acteurs, que vont apparaître des personnages féminins tenant le premier rôle. Alors que Helga, la fille des marais, n’était qu’une sorte de feu follet incarnant la culpabilité des hommes face à leur désir, Astrée dans La Habanera ou Gloria dans Paramatta sont de vraies héroïnes tragiques autour desquelles le récit se constitue.
Au delà de ces évolutions, on constate à quel point les thématiques traitées par Sirk sont restées les mêmes de film en film, et ce, quelque genre qu’il aborde. La dualité, la culpabilité, le poids du jugement de la société sur l’individu, la difficulté pour l’homme droit de choisir la justice et la pureté par delà l’envie de se conformer aux usages et aux attentes de la communauté seront présents aussi bien dans son seul western Taza, fils de Cochise, que dans le film d’aventures Capitaine Mystère. On peut attribuer ces obsessions à la sombre période durant laquelle Sirk a continué à travaillé en Allemagne. À propos de l’écrivain Gerhard Menzel, qui a écrit le scénario de La Habanera, et qui devint un nazi très engagé, Sirk disait « À l’époque, il était très difficile de savoir ce que les gens étaient vraiment. C’était une époque terrible, les gens disparaissaient de tous côtés. » On sent bien que sous les happy-ends ménagés à ces films allemands, couve l’âme résolument pessimiste de celui qui réalisera les mélodrames désespérés et qui dira à la fin de sa carrière : « Le studio adorait le titre All That Heaven Allows (Tout ce que le ciel permet). Ils pensaient que cela voulait dire qu’on pouvait obtenir tout ce qu’on voulait. En fait, je voulais dire exactement l’inverse. Pour moi, le ciel a toujours été radin. »