Né en Allemagne de parents danois, Douglas Sirk pourrait bien être le plus grand cinéaste américain, qui a porté à un point d’incandescence rarement atteint le respect de la convention et le trouble de l’ironie, le goût du spectacle et l’exigence de vérité. Adapté d’un roman d’Erich Maria Remarque, fondé sur une blessure secrète mais adressé à l’humanité tout entière, Le Temps d’aimer et le temps de mourir est une chronique intimiste aux allures de fresque, un mélodrame sur les ambiguïtés du choix des hommes en temps de guerre d’une saisissante audace morale et figurative. Un film sublime frôlant l’abjection, noir mais pétri d’espoir, d’une grandeur d’âme inouïe. Un chef‑d’œuvre.
« Je n’ai jamais cru autant à l’Allemagne en temps de guerre qu’en voyant ce film américain tourné en temps de paix », écrivait à l’époque Jean-Luc Godard, résumant en un de ces paradoxes spirituels dont il avait le secret la grandeur du cinéma de Sirk : la puissance du faux au service du vrai. Bravant les pires écueils, Sirk n’hésite pas à embrasser un matériau des plus minés (la déroute du front russe et les choix de la population allemande sous le régime nazi) avec les attributs les plus clinquants de l’artifice hollywoodien : Cinémascope, Technicolor, musique grandiloquente, reconstitution en studio, soigneuse imitation de la saleté, reflets et surcadrages sophistiqués, maîtrise du moindre détail. Comme pour signifier fièrement le refus de renoncer au spectacle parce que des barbares l’ont instrumentalisé à des fins de propagande et de mensonge. Un filon d’acier tirant une musique lugubre mais envoûtante des cordes d’un piano échoué au milieu d’un champ de ruines vient même affirmer qu’il n’est pas nécessaire de mettre en scène le spectacle pour qu’il surgisse : le réel s’en charge parfois lui-même.
Deux jeunes gens éprouvent toutefois la nécessité de mettre en scène eux-mêmes leur vie. Elizabeth (merveilleuse Liselotte Pulver) est déterminée, aussi calme que vive, aussi douce que susceptible. Par bonheur, cette jeune femme charmante à qui on ne peut rien refuser est lucide et sait choisir les personnes à qui elle se livre. Ernst (John Gavin, un de ces acteurs peu expressifs dont Sirk savait tirer le meilleur) n’est pas à première vue son âme-sœur idéale : il est maladroit, presque niais, en pleine crise de repères moraux. Mais profondément bon. Refusant de se laisser embarquer par le courant des ordres, de l’angoisse, de l’Histoire, la première guide le second sur la voie des convictions, l’initiant à sa manière de résister à son échelle, qui consiste entre autres à marcher au lieu de courir, en espérant que d’autres font de même… De la permission d’Ernst – brève période de vie pour les êtres voués à la mort que sont les soldats, dont la plupart préfèrent faire un repos du guerrier sans tracas sentimentaux –, les amants s’efforceront de faire la parenthèse la plus enchantée qui soit, bien que rattrapée sans cesse par les soubresauts du monde dont elle aimerait pouvoir se détacher. La scène la plus éloquente à cet égard est sans doute celle de la soirée au restaurant qui « n’existe pas », hôtel de luxe faussement désaffecté où les officiers oublient en galante compagnie qu’à l’extérieur, il y a un monde en guerre.
Ce sacré Godard commençait sa critique par… une apologie des autruches enfouissant leur tête sous terre. Référence au charme des personnages du film se cachant d’un monde tourmenté pour mieux vivre leur amour. Il faut dire qu’à l’époque, certains rédacteurs des Cahiers s’illustraient par un faux anti-intellectualisme et un sentimentalisme affiché, façon d’affirmer de façon frondeuse la grandeur méprisée du cinéma hollywoodien contre le cinéma « sérieux », idéologique ou de qualité. Mais en l’espèce, Godard le provocateur a plus qu’exagéré. Car à aucun moment, le film ne fait l’apologie de l’évasion et du déni de réalité. Il est tout sauf anodin que, lors même que le couple décide de braver le danger en passant une nuit d’alerte au lit (« Oublions tout ce qui se passe en dehors de cette chambre »), Ernst ouvre la fenêtre à côté de lui, laissant entrer la rumeur de l’extérieur…
Une tension permanente se noue entre le désir de s’extraire du monde et la conscience de l’impossibilité factuelle et morale d’un tel acte. Faire un choix face à l’horreur, prendre la responsabilité du regard qu’on porte sur elle, est un enjeu central du film. Où les soldats sont confrontés à des ordres auxquels ils aimeraient ne pas obéir. Où un fils de laitier humilié toute son enfance peut prendre sa revanche sur l’existence grâce à l’appareil d’État nazi et à la guerre. Oscar, ami d’enfance d’Ernst occupant une maison d’un goût atroce où s’entassent tableaux et têtes de gibier, est un parvenu abject mais sans malice, plutôt rustre et candide que véritablement méchant. À son opposé, le professeur Pohlmann, incarnation de la conscience morale interprétée par l’auteur même du roman dont est tiré le film, achève, dans des scènes poignantes, de déciller Ernst sur la dure nécessité d’affronter la vérité et d’assumer ses choix et ses actes. Sirk réussit ainsi l’exploit de porter sur ses problématiques et ses personnages un regard mêlant la morale ambiguë du mélodrame (genre porté sur les sentiments et la victimisation) à une éthique profonde ; en résulte un chacun a ses raisons renoirien qui s’ouvre à la complexité de situations aux airs d’étau sans transiger sur le scandale de certains choix. À partir d’enjeux similaires, un Kusturica se serait vautré dans un relativisme cynique et un sentimentalisme réconciliateur des plus répugnants. En fait, revoir Le Temps d’aimer et le temps de mourir aujourd’hui rappelle surtout – l’empathie et la dignité en plus, la malice et le dynamisme en moins – le vitalisme ironique du Black Book de Paul Verhoeven.
L’ironie est ici une composante majeure, que déploient parfois les personnages eux-mêmes. Involontairement : Elizabeth confiant avec une désarmante candeur, dans une maison en ruines, son bonheur de dormir ailleurs que chez elle, comme une bohémienne, comme elle en rêvait petite… Volontairement : le juif caché par le professeur Pohlmann, qui plaisante sur la boîte de cigares contenant les cendres d’un mort. L’humour noir est autre chose que le cynisme, c’est aussi un espoir, une manière de résister et de rester vivant. L’ironie se niche aussi dans les manifestations « naturelles » de cette loi sirkienne selon laquelle le beau et le laid, la vie et la mort, le sublime et l’horreur se nourrissent l’un l’autre : la fonte de la neige laissant émerger des cadavres, le cerisier bourgeonnant grâce à la chaleur d’une bombe… Mais l’ironie est aussi et surtout celle des coups du sort, ressort typique du mélodrame dont Sirk use sans complexe jusqu’à la fin. Une fin qui questionne jusqu’au vertige la responsabilité du soldat – individu qui, parce qu’il représente, au-delà de son pays, les armées du monde entier, avec leurs règles d’honneur, semble puni par son adversaire (magnifiques visages russes, pures et mystérieuses manifestations d’une regrettable altérité) pour avoir désobéi, malgré la bonté qui a guidé son geste. Cette fin ne pouvait être que déchirante. Parce que le titre et le générique – figurant le cycle d’un cerisier du printemps à l’hiver – l’avaient annoncé, bien sûr ; mais aussi, tout simplement – Sirk ayant pleinement conscience des enjeux éthiques de son sujet –, parce que ça ne pouvait pas décemment se terminer autrement.
* Haïku de Yamamoto Tsunemoto dit Furumaru.