Après avoir édité quatre des plus grands films de Douglas Sirk dans un splendide coffret sorti fin 2007, Carlotta s’attaque à un autre versant de la filmographie américaine du maître incontesté du mélodrame. Si trois des quatre films proposés ici n’ont pas la splendeur de Mirage de la vie ou de Le Temps d’aimer et le temps de mourir, ils ont néanmoins le grand intérêt de mettre en scène des personnages plus en retrait mais dont la destinée reste irrémédiablement liée à la vision que Sirk avait du rêve américain.
De la filmographie de Douglas Sirk, nous ne croyons connaître en France que la dernière partie, celle qui s’étale de 1950 à 1959 et qui comprend quelques bijoux comme Tout ce que le ciel permet, Écrit sur du vent, Le Temps d’aimer et le temps de mourir ou encore Mirage de la vie. L’édition DVD toute récente de deux comédies sorties durant cette même période, No Room for the Groom et Qui donc a vu ma belle ?, avait déjà permis d’appréhender un autre aspect du travail de Sirk qu’on avait vite fait de cantonner au mélodrame luxueux. Mais le coffret aujourd’hui proposé par Carlotta et comprenant quatre nouveaux films, All I Desire (1953), Demain est un autre jour (1956), Les Amants de Salzbourg (1957) et le nettement moins mineur La Ronde de l’aube (1957) – sur un scénario de William Faulkner – fait figure d’événement tant il met littéralement en lumière tout un pan d’une filmographie resté dans l’ombre. Et pourtant, les thèmes chers au réalisateur – vies rêvées mais ratées, amours contrariés, critique pleine d’ironie de l’idéal américain – sont bien là mais prennent une toute autre dimension en s’appliquant à des personnages moins romanesques.
Autopsie du rêve américain
S’il y a bien une thématique qui parcourt inlassablement l’ensemble des films de Douglas Sirk, c’est bien cette représentation du rêve américain dont les principaux fondements seraient liés à la réussite sociale et à la glorification des valeurs familiales. Cette question lie très clairement All I Desire, Demain est un autre jour et Les Amants de Salzbourg dans la mesure où les principaux personnages (ou leur environnement le plus proche) ne vivent que pour l’accomplissement de leurs rêves bourgeois : retrouver la cellule familiale, pérenniser celle-ci ou vivre un conte de fées. Dans La Ronde de l’aube, c’est au contraire la marginalisation de certains induite par l’écrasante représentation de cet idéal (qui n’admet visiblement pas de variations) que le réalisateur met en scène.
Dans All I Desire, premier film de ce coffret, Douglas Sirk nous invite à suivre le parcours de Naomi Murdoch (Barbara Stanwyck), actrice à la carrière plus que médiocre, bien décidée à retrouver son mari et ses trois enfants après les avoir abandonnés une dizaine d’années plus tôt pour vivre sa passion. Foncièrement déçue par ce rêve qui était le sien et qu’elle n’a pas pu entièrement réaliser, Naomi est néanmoins adulée par l’une de ses filles qui l’imagine en grande star des planches à Chicago et qui, dans l’espoir de suivre ses pas, l’invite à venir assister à une représentation théâtrale de seconde zone dans laquelle elle se donne avec une désarmante conviction. La famille, à la fois présentée comme une valeur refuge et une cellule aliénante empêchant toute réalisation personnelle, va devenir le terreau d’un affrontement particulièrement violent sur le plan psychologique pour cette actrice ratée qui a parié sa vie sur un rêve de petite fille et qui, aujourd’hui, doit accepter le fait d’avoir totalement perdu sa mise de départ. C’est donc non sans douleur qu’elle s’acharne à retrouver une place qui fut autrefois la sienne (mère de trois enfants, femme d’un principal de collège relativement terne) dans une petite ville de province où l’étroitesse d’esprit domine. Il y a bien évidemment beaucoup d’ironie de la part de Douglas Sirk qui montre dans une première scène admirable cette actrice (qui a la grâce et la superbe voix de Barbara Stanwyck) évoluant parmi les coulisses sales d’un théâtre délabré où toutes les perspectives semblent bouchées. Cette trajectoire qui est la sienne – d’un théâtre où elle ne connaît pas la gloire, elle se met à rêver au bonheur familial parfait – est l’exact contraire de celle effectuée par Clifford Groves dans Demain est un autre jour. Dans ce subtil mélo réalisé quelques années plus tard – et qui, selon les dires de Sirk, aurait dû être en couleurs –, le personnage principal est un homme marié et père de trois enfants qui a foncièrement réussi sa vie sur le plan professionnel (il est gérant d’un grand magasin de jouets). À la maison, l’accomplissement est nettement moins évident : sa femme, entièrement dévouée à ses trois enfants égocentriques, n’accorde plus la moindre importance à leur vie de couple, délaissant ce mari au romantisme adolescent à ses frustrations les plus asphyxiantes. En retrouvant une amie d’enfance dont il fut autrefois amoureux, Norma (Barbara Stanwyck, excellente une fois de plus), il fragilise les valeurs dans lesquelles s’était réfugiée sa famille, convaincue d’incarner ici la véritable définition du bonheur. Film subversif dans son propos (surtout dans l’Amérique des années 1950), Demain est un autre jour tourne littéralement le dos aux valeurs familiales (preuve en est cette incroyable scène où Clifford cache la photo de famille posée sur son bureau à l’aide du journal qu’il est en train de lire) et revendique le droit à l’existence de ce personnage qui décide un jour de rejeter toutes les conventions.
Les deux autres films, Les Amants de Salzbourg et La Ronde de l’aube reposent également sur une opposition très prononcée. Le premier se présente comme un conte de fées (toujours ironique avec Sirk) tandis que le second dépeint le quotidien difficile d’une famille qui n’a même plus assez de rêves pour elle. Dans Les Amants de Salzbourg, Helen Banning, jeune Américaine, débarque à Munich pour y travailler. Au cœur de cette vieille Europe, elle succombe au fantasme d’un romantisme décomplexé en tombant amoureuse d’un chef d’orchestre, Tonio Fischer. En arrière-plan de cet amour naissant, défilent des images de la Bavière dignes d’un dépliant touristique. Salzbourg, que les amants visitent le temps d’un week-end, incarne cet absolu et ce romantisme auquel Helen croit depuis son enfance, conditionnée par les rêves d’amour que la société fabrique pour elle. Si elle succombe si facilement au charme du musicien tandis qu’un médecin (plus rationnel, plus stable) la courtise en vue de lui offrir un bonheur conventionnel, c’est qu’elle souhaite devenir elle aussi une image d’Épinal, séduite par le cliché de l’artiste torturé et excessif auprès de qui le reste du monde paraît finalement bien médiocre. La luxueuse demeure dans laquelle il vit, la résidence secondaire au bord d’un lac magnifique, le pique-nique champêtre, tous les codes du conte de fées sont ici rassemblés. À l’inverse, La Ronde de l’aube se concentre sur plusieurs personnages que l’on pourrait qualifier de « misfits », que le désespoir conduit à mener une vie faite d’exhibition pathétique (un meeting d’acrobaties aériennes), bien en marge du rêve américain. Le journaliste qui les suit (Rock Hudson) n’a rien du prince charmant susceptible de les tirer de cette situation, lui-même alcoolique et renvoyé sans ménagement par le journal qui l’embauche.
Personnages en miroir
S’il aime à mettre en scène des drames romantiques élégants et feutrés, Douglas Sirk n’est certainement pas un cinéaste qui tourne le dos aux situations cruelles, preuves en sont ces mémorables scènes de fin dans Le Temps d’aimer et le temps de mourir et Mirage de la vie. Dans les films présents dans ce coffret, cette cruauté, beaucoup plus retenue, passe par des confrontations-miroir entre plusieurs personnages. Dans All I Desire, l’actrice doit faire face à plusieurs fantômes de son passé dont ses deux grandes filles qui ont construit leur vie – et leurs valeurs – en réaction à son départ du foyer une dizaine d’années plus tôt. L’une d’elles, convaincue qu’elle peut devenir une grande actrice, n’envisage le retour de sa mère que par calcul (ne manifestant que peu d’empathie lorsque la situation se fait plus complexe) et par désir de fuir une ville qu’elle méprise, tandis que l’autre a adopté la rigidité de son père et rejette d’un bloc le retour opportuniste de cette femme qui n’a pas rempli ses devoirs pendant de très longues années. Dans Demain est un autre jour, les enfants sont également au centre de ce principe de miroir : le fils de Clifford, aspirant à fonder une famille sur les mêmes valeurs que la sienne et celles dictées par la société, se pose comme le principal obstacle à la liaison de son père et Norma. Arrivé à l’improviste dans cette station balnéaire où les deux amis d’enfance se sont retrouvés par hasard, il colporte un certain nombre de rumeurs sur l’infidélité de son père, lui refusant du coup toute indépendance vis-à-vis du reste de la famille, le condamnant irrémédiablement à son devoir de père et de mari même plus désiré. L’un des bonus met d’ailleurs en avant cette scène où les deux hommes, séparés par une fenêtre qui fait office de miroir, font face à leurs propres contradictions dans leur poursuite du bonheur.
Dans Les Amants de Salzbourg, l’enjeu familial est inexistant. La thématique du personnage miroir se déplace sur la relation entre Helen et la femme de Tonio dont la première apparition se fait justement lors d’une très belle scène où son reflet se dessine dans le piano de son mari. Les deux femmes se reflètent autant qu’elles s’opposent : Helen, posée, sage, presque lisse, affronte la jalousie de cette femme borderline, présentée comme instable psychologiquement, qui l’arrache violemment à cette rêverie romantique pour la ramener à une réalité bien plus violente : ce conte de fée n’est pas la réalité et ne peut perdurer. Lors d’une scène de concert, les deux femmes se retrouvent justement dans les coulisses : la première est vêtue d’un blanc virginal tandis que la seconde arbore une robe aux couleurs plus prononcées, reflet des tourments auxquels elle est assujettie et que sa rivale ne peut comprendre. Plus à part dans la filmographie de Sirk, La Ronde de l’aube, n’étant pas particulièrement centré sur un couple de personnages, pose plutôt le miroir entre ces personnages au bord de la rupture et ce public venu les voir s’exhiber, donner d’eux une image qui correspond à une certaine fantasmagorie (Dorothy Malone montrant ses jambes lors d’un saut en parachute) à l’opposé du quotidien qui est le leur.
L’échappée belle, la réponse au happy-end ?
Si on ne devait retenir qu’une seule scène de ces quatre films plutôt méconnus de Douglas Sirk, ce serait probablement celle où, dans Les Amants de Salzbourg, la femme de Tonio s’échappe littéralement du cadre et court à perdre haleine vers le lac où elle compte se noyer. Elle entraîne dans cette course Helen pour qui cette rupture (du cliché romantique et cadré, on bascule dans l’excès morbide) est d’autant plus violente qu’elle prouve définitivement en quoi elle n’est pas à la hauteur de ce romanesque auquel elle souhaitait pourtant prétendre, qu’elle n’atteindra jamais la violence des sentiments qui pousse cette femme désespérée à vouloir mourir par amour. Si le film se clôt sur une certaine idée du renoncement, il aura au moins permis au personnage d’Helen de s’ouvrir à une béance, à une abstraction du sentiment qu’elle n’aurait jamais pu imaginer et qu’elle ne rencontrera peut-être plus jamais en faisant le vœu de la raison. À ce film, on peut certainement rapprocher Demain est un autre jour où Clifford a tenté de croire qu’il pouvait s’échapper d’un carcan familial pour vivre pleinement des sentiments passionnés. La conclusion du film, plein d’amertume et d’ironie, ne permet pas au personnage principal de pérenniser cette échappée mais elle a au moins permis de rendre possible l’existence d’un ailleurs, en dehors du giron familial où les devoirs ne laissent pas la moindre place à l’individu.
Dans All I Desire, l’échappée belle a eu lieu mais en amont du film. Naomi Murdoch a quitté cette ville qui la tenait prisonnière pour vivre un rêve peu conventionnel : renoncer à son statut de femme mariée et de mère pour vivre un rêve de petite fille, devenir actrice. Mais son retour, au-delà de l’évidente confrontation qu’elle suppose, souligne aussi l’immobilisme de cette cité sur laquelle le temps ne semble pas avoir eu de prise alors que, a contrario, Naomi a bel et bien vieilli. Si on peut douter du réalisme des retrouvailles de cette femme et de son mari bien terne, ce retour souligne néanmoins une certaine illusion du bonheur à laquelle l’actrice a fini par succomber. Cela signifie-t-il que Sirk fait preuve de conservatisme en tournant définitivement la page de cette rupture ? À cela pourraient répondre les personnages principaux de La Ronde de l’aube qui, à force de refuser un modèle de bonheur formaté, ont fini par se brûler les ailes (au sens propre comme au sens figuré). Mais de cette expérience, LaVerne (Dorothy Malone) devient l’un des personnages les plus emblématiques de toute la filmographie de Sirk. Mal-aimée, exhibée, vendue puis veuve, elle tire néanmoins une force que peu peuvent prétendre avoir et qui est parfaitement illustrée lors de la scène finale du film : indépendante et insoumise aux hommes, elle s’est saisie d’une seule déclaration (un « I love you » prononcé par ce mari si indifférent juste avant de mourir) pour refuser toute abdication devant un rêve qui est désormais celui d’une femme et non plus celui d’une petite fille.
Édition et bonus
Carlotta propose ici une édition de qualité comparable au premier coffret proposé l’année dernière. Outre l’excellente idée de proposer la première version des Amants de Salzbourg de John M. Stahl (sorti sous le titre Veillée d’amour), l’éditeur propose de très nombreux bonus. Si on peut regretter que les interventions de Jean-Louis Bourget et de Serge Berthomieu se limitent trop souvent à une critique un peu trop dure de trois des quatre films proposés (même si on peut concéder certaines faiblesses par rapport aux plus grands films de Sirk), d’autres analyses (notamment de Jean Douchet) et un rare entretien avec le réalisateur (supervisé par Pascal Thomas et Dominique Rabourdin du temps de l’émission Cinéma Cinémas) ont véritablement valeur de plus-value.