Les trois films du grand cinéaste hollywoodien édités ce mois-ci par Dark Star sont des films totalement inédits en DVD. Des films mineurs, diraient certains, si on les compare aux Prisonnière du désert, Raisins de la colère et Poursuite infernale tant loués. Des films extrêmement divers aussi, puisque l’on passe du « boat-movie » presque burlesque avec Steamboat Round the Bend, au polar d’aventures avec Quatre hommes et une prière puis au film de guerre avec What Price Glory. Tournés entre 1935 et 1952, ces œuvres un peu oubliées, un peu mésestimées surtout, ont un atout extraordinaire : celui de montrer que Ford, quel que soit le scénario qu’on lui ait confié, ou les acteurs qu’on lui ait imposé, resta toujours fidèle à son univers tendre, sincère et simple. Et c’est là que l’on reconnaît la patte d’un grand maître.
Dans un formidable entretien en forme d’analyse des trois films édités (« l’autre John Ford », bonus de Steamboat Round the Bend), Jean Collet, déjà auteur d’un ouvrage sur Ford, a ces trois phrases qui résument l’œuvre du cinéaste avec une clarté limpide : « Chez Ford, on ne se souvient d’aucun plan. On ne voit jamais la caméra. […] Avec une simplicité presque choquante, John Ford arrive à dire ce qu’il y a de plus profond. [… Dans ses films,] on ne prend jamais rien au sérieux. » Tout est dit, ou presque. Chacune de ces phrases peut s’appliquer à Steamboat Round the Bend comme à Quatre hommes et une prière et à What Price Glory, des films qui a priori n’ont absolument rien en commun.
Car quelque soit leur sujet, qu’il soit ou non imposé par le studio pour lequel Ford travaille (Quatre hommes et une prière était un film de commande, What Price Glory était expressément désiré par Ford), tous les films fordiens sont poussés par le même amour de l’homme et des valeurs qui lui sont liées. Des valeurs qui, bien que Ford soit connu pour être un cinéaste profondément religieux, n’ont rien d’une morale naïve. L’honneur, la liberté, la famille tant loués par le cinéaste, ne sont jamais l’expression d’un puritanisme bêta. What Price Glory en est un exemple parfait : Ford y parle de l’horreur de la guerre, mais par un biais rien moins que patriotique : celui d’hommes, de femmes aussi, qui n’ont pas demandé à combattre, qui préféreraient ne pas être là où ils se trouvent, mais font leur devoir, parce que, paradoxalement, savoir obéir à bon escient est aussi une expression de la liberté individuelle. Les soldats de What Price Glory sont révoltés par la mort idiote à laquelle on les envoie, mais combattent parce qu’ils veulent aller au devant de cette mort, pour mieux l’éviter, pour eux, ou pour d’autres. C’est le sujet également de Steamboat Round the Bend : le héros du film, formidablement interprété par Will Rogers, livre son neveu accusé de meurtre à la justice, mais va tout faire pour prouver son innocence avant le dénouement fatal qui l’attend. Dans Quatre Hommes et une prière, où quatre frères enquêtent pour découvrir l’assassin de leur père, John Ford démontre encore que cette justice à laquelle on se doit d’obéir, ce sont les hommes qui la font, et non pas une instance invisible et inaccessible.
John Ford est le cinéaste de l’homme et de l’humain, jusque dans sa mise en scène. Refus du spectaculaire et refus d’entrer dans la pontifiante catégorie des « auteurs » vont de pair pour lui. Ce sont ses personnages qu’il filme, pas des décors ou des histoires. L’Inde de Quatre hommes et une prière et la France de What Price Glory sont des paysages de studio et cela se voit à l’écran, mais qu’importe ! Steamboat Round the Bend s’achève sur une grande course de bateaux qui vire à la comédie burlesque alors que la vie d’un homme est en jeu ? La belle affaire. Ford n’a aucun intérêt pour le suspense ou les rebondissements accrocheurs du scénario. Ce qui le passionne, ce sont ces hommes, souvent des anonymes, des « petits », confrontés à des choses qui les dépassent, et qui font preuve d’un courage spectaculaire, sans jamais pourtant être des héros au sens classique du terme. Les hommes et femmes fordiens sont des êtres instables, qui se cherchent et évoluent constamment, partagés entre leur prétendue immoralité (goût pour la boisson, les femmes ou la bagarre) et leur profond respect pour les valeurs « du cœur ».
Avec un cinéaste moins talentueux, des histoires pareilles tourneraient au grotesque, au sentimentalisme, car il y a beaucoup de naïveté et de simplicité dans le message fordien. Mais qui serait capable comme Ford d’avoir ce sens aussi aigu du tragique, sans avoir jamais recours à la dramatisation forcée ? Les sujets traités dans Quatre hommes et une prière (le trafic d’armes) ou What Price Glory (la Grande Guerre) sont graves, mais jamais banalement traités comme tels. L’horreur des combats, dans What Price Glory, se découvre ainsi dans une scène magnifique où les deux ennemis/amis/concurrents se disputent le cœur d’une femme en plein milieu des tranchées, alors que les bombes tombent autour d’eux. L’horreur du massacre d’innocents qui avaient le tort de réclamer un peu de liberté, c’est dans les yeux d’une jeune écervelée qui voulait un peu d’aventure que l’on en perçoit le mieux la force (Quatre hommes et une prière).
Les effets de style ou les grands mouvements de caméra n’ont pas leur place dans le cinéma fordien. Le dynamisme de la mise en scène se cache derrière une absence du moindre effort volontairement « artistique ». C’est peut-être ainsi que l’on peut le mieux comprendre le mutisme de Ford lorsqu’il s’agissait de lui faire parler de son œuvre : à quoi bon en dire plus ? Tout est sur l’écran. Au fond, ce qui frappe surtout chez Ford, c’est son respect immense pour le spectateur : il ne cherche ni à exalter, ni à choquer son public. Mais avec un sens inné du spectacle et beaucoup d’humour (car le cinéaste est un maître absolu dans le mélange des genres), Ford réussit tout de même à mener tout le monde là où il l’entend. Son œuvre mène ainsi à une réflexion profonde sur le cinéma en tant que mixture complexe entre le septième art et le divertissement populaire.
Seul bémol à ce coffret indispensable à tout amateur de cinéma classique hollywoodien : le bonus de What Price Glory, où, sollicité pour un entretien sur l’œuvre du cinéaste américain, Jean-Pierre Mocky parle de John Ford comme s’il n’avait jamais vu aucun de ses films. Déversant sans jamais argumenter intelligemment tous les poncifs et les clichés depuis longtemps désamorcés par les historiens du cinéma (Ford serait un odieux réactionnaire, raciste et conservateur), le cinéaste français est heureusement contredit par Jean Collet, qui a manifestement plus de légitimité à s’exprimer. S’opposant par exemple diamétralement à l’idée selon laquelle Ford ferait preuve de misogynie (dixit Mocky), Collet a cette phrase d’une évidence redoutable : « On n’a jamais assez remarqué que les femmes étaient au centre des films de Ford. » Oui, tout est dit. John Ford, heureusement, n’est plus, et n’a même jamais été, un cinéaste à réhabiliter.