Quelques semaines avant la sortie en salle de Mala Noche, le premier film encore inédit de Gus Van Sant, Metropolitan a la bonne idée de proposer le DVD My Own Private Idaho. Adaptation française du prestigieux coffret sorti aux États-Unis chez Criterion Collection, cette édition, qui présente le film dans une version impeccable, s’accompagne de 5 heures de bonus laissant la part belle aux entretiens. Des collaborateurs du film en passant par les cinéastes Todd Haynes et Jonathan Caouette, chacun y parle de son expérience autour de l’œuvre, de sa conception comme de sa réception. Quatorze ans après sa sortie, My Own Private Idaho prouve qu’il est toujours un film culte et fondateur du nouveau cinéma américain. Alors traçons la route des nuages une fois encore avec mister Van Sant…
Plusieurs années qu’on l’attendait, et le voilà enfin. Adaptation française du DVD américain sorti en zone 1, My Own Private Idaho sort enfin chez nous. L’occasion de revoir ce film, si peu diffusé à la télévision française, qui pourtant reste l’une des pièces majeures de l’œuvre de Van Sant. Car c’est un film qui vaut autant pour ses qualités artistiques propres que pour le reflet de l’époque qu’il en fait et qui, dès sa sortie, lui permit de passer au statut d’œuvre culte. Un statut qui, loin de limiter le film à une admiration complaisante, permet de poser les questions qui traversaient le cinéma indépendant de cette époque et plus globalement de toute l’Amérique.
Road-movie somnambulique à la croisée des chemins, des genres et des influences, My Own Private Idaho nous narre l’histoire d’amour impossible entre deux gigolos de Portland, Mike (River Phoenix) et Scott (Keanu Reeves). Le premier, narcoleptique, est à la recherche de sa mère qui l’a abandonné enfant, tandis que le second, fils du maire, s’encanaille parmi les drogués de sa ville au contact d’un père de substitution, Bob, vieux loubard qui cite Shakespeare. Les deux jeunes hommes mèneront leur errance jusqu’en Italie, qui marquera la fin de leur histoire.
Profondément ancré dans le nord ouest des USA, le film stigmatise aussi bien l’émergence du grunge que le nouveau cinéma queer indépendant qui commence à triompher à ce moment précis. En effet, quand sort My Own Private Idaho (qui sera sélectionné dans de nombreux festivals et permettra à River Phoenix de décrocher un Prix d’interprétation à Venise), une multitude de films connaissent le même succès, qui changera durablement la face du cinéma indépendant et la représentation de l’homosexualité au cinéma.
Au début des années 90, le cinéma américain va connaître ce que l’on pourrait qualifier de mini révolution dans les franges de sa production. Des budgets réduits qui donnent de grands succès commerciaux comme Reservoir Dogs de Quentin Tarantino et El Mariachi de Robert Rodriguez, des films exploitant violence et humour comme on l’a encore peu vu à l’époque, mais aussi avec ce que les critiques américains appelleront le « new queer cinema ». À savoir une nouvelle représentation de la figure homosexuelle qui s’appuie sur la queer theory développée à l’époque dans les facultés et dans de nombreuses études spécialisées. De Todd Haynes, qui remporte avec Poison le Grand Prix du Jury de Sundance, en passant par Gregg Araki qui commence ses expériences cinématographiques gore et pop avec The Living End et Totally F***ed Up, le regard sur l’homosexualité passe dorénavant par une représentation frontale, qui cherche aussi bien à détourner, dans une posture postmoderne, les styles et les références classiques qu’à éviter les clichés sur les gays et les lesbiennes. L’identité sexuelle se complexifie pour laisser entrevoir un discours politique et militant. L’homosexualité se définit alors par les relations qu’elle entretient avec les différentes classes sociales comme les minorités ethniques, les conflits de générations et un combat contre le SIDA jusqu’alors peu exploité.
Tout en étant l’un des représentants les plus célèbres de cette nouvelle esthétique émergente (qui fait encore les beaux jours du cinéma américain contemporain), le film, par sa situation géographique entre Portland, Seattle et l’Idaho, comporte aussi la valeur de film « grunge ». C’est un aspect qui, sans jamais être explicité, se retrouve dans les postures et les idéaux fragiles mais néanmoins romantiques des personnages. En effet, même si la musique du film ne comporte aucun morceau issu du mouvement, les déambulations de Mike, ses allures de post punk marginalisé et son air d’éternel adolescent mystique et romantique lui donnent instantanément l’aura d’un héros grunge. C’est aussi dû au fait que Van Sant s’inspire de personnages réels pour dessiner ceux qui peuplent son film et qu’il arrive, par ce travail, à donner un aspect documentaire à son approche. Van Sant aura ainsi réussi à « sentir » son époque et les jeunes gens qui la composent comme personne. Une décennie avant Last Days, biopic imaginaire de Kurt Cobain, le chanteur de Nirvana n’est déjà pas loin, comme le sont les kids d’Elephant si admirablement scrutés dans leurs malaises latents.
Film queer, film grunge et documentaire, My Own Private Idaho fascine par la profusion de ses thèmes et sa liberté. Car se rajoute encore à cela une vision shakespearienne des relations filiales, une relecture du road-movie et du western (très finement analysé par le critique américain Paul Arthur dans les bonus) et des recherches expérimentales d’une poésie troublante. Gus Van Sant tient la distance d’une expérience humaine unique où chaque protagoniste a pu apporter sa pierre à l’édifice. Les documentaires sont à ce titre exemplaire, notamment les entretiens avec les techniciens qui racontent l’aventure du film en profondeur. De la conception du projet au choc ressenti à la lecture du scénario, en passant par la liberté laissée à ses collaborateurs, Van Sant réalise ses films dans un vrai désir de communauté et d’interaction créative avec toute son équipe — en premier lieu les acteurs. Le cinéaste a réussi à retranscrire, au sein de son équipe de tournage, cet abandon au monde qui caractérise les personnages du film, formant une adéquation qui donne toute sa sincérité à l’œuvre.
À cela s’ajoutent deux documents audio. Le premier, d’un peu plus de deux heures, est un entretien avec Todd Haynes, ami de Van Sant, très enrichissant sur le contenu du film et étonnant d’humour (il faut voir les deux hommes disserter plusieurs minutes sur la coiffure au cinéma et plus particulièrement de celle de River Phoenix dans le film). L’autre est un entretien téléphonique entre Van Sant, Jonathan Caouette (réalisateur de Tarnation, produit par Van Sant lui-même) et l’écrivain J.T. Leroy (auteur de la première version du scénario d’Elephant et du Livre de Jérémie adapté au cinéma par Asia Argento). Intéressante par ce que livre Van Sant sur son film, cette conversation l’est aussi pour le personnage de J.T. Leroy, imposteur démasqué au début de l’année. Sensation littéraire, ce dernier s’est fait passer des années durant pour un ancien prostitué, vendant ses livres comme l’autobiographie à peine arrangée de son passé de débauche. Il se révélera que tout cela n’était qu’une construction médiatique savamment orchestrée par Laura Albert, la quarantaine, véritable auteur des livres. L’écouter ainsi rétrospectivement raconter sa vie de la rue, ses passes dans les salles qui projetaient My Own Private Idaho ou tout simplement chercher ses mots comme s’il était défoncé par une quelconque substance illicite a quelques choses de fascinant. Loin d’amoindrir la force de son œuvre littéraire déjà conséquente, Laura Albert passe pour une formidable manipulatrice de sentiments et d’émotions, donnant ainsi à l’entretien une dimension qui dépasse sa portée éducative. Elle ne cache pas non plus l’amour qu’elle porte au film et l’identification de sa créature littéraire et mondaine aux personnages de la fiction. Au spectateur de se demander alors quel rôle a bien pu jouer My Own Private Idaho dans la construction de ce personnage fictif et fantasmé qu’est J.T. Leroy. Laura Albert, n’y aurait-elle pas puisé en fin de compte l’essence de son chétif et fragile clone ? Seule certitude : ce portrait de l’Amérique des laissés pour compte et autres marginaux aura marqué durablement les créateurs et les spectateurs de son pays. Il aura permis aussi une édification identitaire autour des codes mis en avant par le film, créant une nouvelle et symbolique icône gay, celle de la génération X. Que cristalliserait parfaitement en retour le succès du personnage de J.T. Leroy auprès des médias et du public quelques années plus tard.
Les derniers éléments notables du DVD sont les quatorze minutes de scènes coupées. Celles-ci montrent le travail d’épure fournit par Gus Van Sant dans son film. Trois scènes explicitent clairement des éléments du récit qui restent plus flottants dans le film une fois réalisé : la scène de théâtre avec Bob, la solitude absolu de Mike au retour d’Italie et une autre scène de ce dernier au bord de la route. Un plan d’une minute étonne aussi, il s’agit de Mike et de son frère dans une voiture sur une route déserte ; elle rappelle fortement Gerry et le générique final de Will Hunting, par la durée du motif et le dépouillement de la mise en scène qui cherche à tendre vers un enregistrement pur et simple d’un motif pictural plus que d’une action réelle. La dernière scène coupée, intitulée La Rayure, surprend également par son humour poétique. Pour ne pas gâcher le plaisir du spectateur, signalons simplement qu’il s’agit peut-être là d’une intervention cosmique sur ce film si ouvert et fortement en prise avec les éléments de l’univers et l’espace…
Une édition DVD qui tient donc le haut du pavé, pour le film qu’elle propose et les bonus qui l’accompagnent (même si l’on est un peu déçu de ne pas retrouver le livret écrit par JT Leroy qui accompagnait la version américaine et qui n’a jamais été traduit en français). Mais il serait surtout injuste de ne pas évoquer River Phoenix, sans qui le film ne serait pas ce qu’il est. Étoile filante du cinéma américain, mort d’une overdose, il donne toute la grâce nécessaire au personnage de Mike, clochard céleste, héros mythique américain comateux, jamais vraiment endormi ni jamais vraiment réveillé. Le film lui doit une présence unique entre le trivial le plus cru et la grâce d’un ange, fragile comme un nuage. Un nuage en accéléré qui voilerait la lune pour mieux nous trancher l’œil de sa beauté éclatante.