Un cinéaste n’est pas forcément le meilleur juge de son œuvre. The Shop Around the Corner, dit-on, était le film favori de Lubitsch : pourtant, il s’agit sans doute de sa réalisation la moins lubitschienne ; si l’on était mauvaise langue, on dirait presque que Ernst, qui venait d’achever Ninotchka et s’apprêtait à tourner To Be or Not To Be, s’amusa pour une fois à copier le style d’un collègue moins pince-sans-rire et plus philanthrope, Frank Capra. Est-ce la présence de James Stewart qui nous tourne ainsi la tête ? Au fond, The Shop Around the Corner retravaille finement les thèmes lubitschiens de l’apparence et du quiproquo révélateur en y ajoutant un parfum doux-amer qui n’est pas pour nous déplaire…
Le Budapest de The Shop Around the Corner est aussi authentiquement hongrois que le Casablanca du film éponyme s’inspire du Maroc ; inutile de dire que, derrière le faux-semblant de noms de personnages à coucher dehors, il y a surtout beaucoup de Hollywood dans les décors très carton-pâte de cette œuvre lubitschienne. Mais le choix de déplacer l’action dans l’Europe pré-guerre n’est pas inintéressant. Nostalgie de Lubitsch pour son vieux continent natal ? Que nenni… Disons plutôt que la Hongrie se prête alors mieux que New York à cette histoire dénuée de glamour, où le chômage et la pauvreté qui rôdent ne sont pas qu’un arrière-plan. Disons aussi qu’il y a là une beau clin d’œil de Lubitsch à prêter à l’Europe des sentiments fraternels et humanistes (très « capraesques », rappelons-le) tandis qu’il fait dans d’autres films de la vieille Amérique la patrie du cynisme et de l’hypocrisie…
Alfred Kralik (James Stewart) travaille chez Matuschek & Co (le fameux « magasin du coin »), où la discipline règne dur comme fer et où l’on ne s’avise pas d’émettre la moindre critique contre le patron. Non pas que celui-ci soit un tortionnaire ; au contraire, Lubitsch le présente dès les premières scènes comme un bon bougre qui cache à l’évidence des fêlures ; mais dans le Budapest de la fin des années 1930 (comme partout dans le monde), perdre son emploi est la pire des catastrophes. Mieux vaut donc éviter de donner son avis sur quoi que ce soit, attitude adoptée notamment par Ferencz Vadas (Joseph Schildkraut, excellent acteur secondaire beaucoup vu chez Lubitsch), qui fuit par n’importe quelle porte dérobée dès que son patron demande l’opinion de quelqu’un. Alfred Kralik, lui, a un avis et l’exprime : c’est le héros, romantique, honnête et doux, le jeune premier idéal à la M. Smith au Sénat que James Stewart incarne toujours à la perfection. Kralik a une passion : sa mystérieuse correspondante qu’il n’a jamais rencontré et dont il est déjà fou amoureux ; une parfaite antithèse à sa nouvelle et insupportable collègue qu’il déteste, Klara Novak… Mais comme dirait Rita Hayworth dans Gilda, « la haine n’est-il pas le sentiment le plus proche de l’amour ?»…
Klara Novak est, bien sûr, la fameuse et mystérieuse inconnue. De ce pitch simplissime et a priori très « casse-gueule » (le remake contemporain Vous avez un mess@ge s’est ainsi affalé dans la niaiserie la plus totale, n’est pas Lubitsch qui a trop peu regardé ses films), le cinéaste tire un fil de quiproquos délicieux où il s’amuse de son don pour les jeux de points de vue. Le spectateur, chez Lubitsch, est omniscient : très tôt, le suspense entourant l’identité de la correspondante est dévoilé. Quel plaisir alors d’observer Klara et Alfred se haïr quand plus tard, dans leurs lettres, ils se déclarent passionnément leur flamme ! Lubitsch va plus loin encore, en révélant la supercherie à Alfred dès la première moitié du film. Voici donc le spectateur placé du point de vue d’Alfred, sans toutefois réussir immédiatement à démêler si le jeune homme, révolté par la haine entretenue par Klara à son égard (celle-ci continue en effet de voir Alfred comme un rustre sans culture, incapable de rivaliser avec l’intellect de son correspondant), ne cherche pas tout simplement à se venger d’elle en la manipulant, et ce, jusqu’à la dernière minute de film…
The Shop Around the Corner, nous le disions précédemment, bénéficie d’un statut particulier dans l’œuvre de Lubitsch. Délaissant le glamour de la haute société, le cinéaste se tourne vers les « petites gens » avec un amour sincère (le seul bad guy du film étant un petit espion hypocrite dont les manœuvres sont évidentes dès le départ). Il montre avec honnêteté ce monde du « magasin du coin de la rue » où l’on compte son argent en fin de mois, en faisant un éloge émouvant des plus petits gestes de solidarité et de sincérité, comme s’il y trouvait un remède à la société riche, bête et méchante dont il faisait le cinglant portrait auparavant. « I just want an average girl » (« Je veux simplement une fille ordinaire »), dit Alfred en parlant de sa future dulcinée. Pour un cinéaste qui eut les plus belles (Carole Lombard, Greta Garbo, Marlene Dietrich, Claudette Colbert), voici un revirement qui nous laisse songeur…