En deux jeux marquants, Her Story et Telling Lies, le développeur Sam Barlow a ressuscité le genre moribond du FMV, dispositif vidéoludique qui associe jeu et visionnage d’extraits vidéo. L’occasion de revenir sur son travail et de s’interroger sur les rapports troublants qui se nouent entre l’individu et les images à l’ère d’Internet et du numérique.
La rencontre entre les jeux et la vidéo constitua longtemps l’un des grands rendez-vous manqués du « jeu vidéo ». Le rêve de jouer au sein de séquences filmées fut pourtant rendu possible par les grandes capacités de stockage qu’offrit le CD-Rom dès le début des années 1990. Mais à l’exception de quelques titres inoubliables tels que Myst, la plupart des jeux dits en FMV (pour Full Motion Video) déçurent, leur proposition ludique se résumant le plus souvent à cliquer sur une zone de l’écran afin de faire avancer des « films interactifs » de qualité parfois douteuse. À la même époque, l’émergence de la 3D en temps réel propulsait déjà le jeu vidéo vers de nouveaux horizons, promettant au joueur de prendre le contrôle de la « caméra » (Super Mario 64 en 1996) et d’interagir avec son environnement (Shenmue en 1999). La technologie du FMV finit ainsi quasiment par disparaître au début des années 2000, balayée par les progrès fulgurants des images de synthèse, en passe d’atteindre une certaine forme de photoréalisme beaucoup moins coûteuse à produire.
Les nombreuses réactions provoquées par la sortie en 2015 de Her Story , petit jeu britannique en FMV créé par un certain Sam Barlow, auraient de ce fait pu se justifier par la nostalgie d’une esthétique désuète, alors associée à la publication sur Youtube des pires séquences des jeux du genre des années 1990. C’est au contraire son originalité qui troubla, puisqu’il s’agissait principalement de visionner des clips comme autant de pièces d’un puzzle à reconstituer. Pas de révolution de l’interactivité donc, mais un étrange exercice de dérushage au cœur duquel les images filmées ne se limitaient plus à un simple choix technique pour devenir le matériau même du jeu. C’est en cela qu’Her Story initia une nouvelle approche passionnante et contemporaine du FMV, qui aboutira quelques années plus tard au vertigineux Telling Lies, sorti en 2019.
La vérité est ailleurs
Avec Her Story et Telling Lies, Sam Barlow inscrit sa proposition ludique dans le genre du point’n click. Tout se passe sur un bureau d’ordinateur contenant quelques dossiers et un raccourci vers une base de données. Son fonctionnement est simple : pour chaque mot écrit dans la barre de recherche, apparaissent cinq clips vidéo dans lesquels celui-ci est prononcé. Le joueur peut y inscrire n’importe quel terme, à l’exception de la toute première recherche, en l’occurrence imposée (« murder » dans Her Story, « love » pour Telling Lies). Aucune indication supplémentaire ne vient orienter le joueur quant à l’objectif qu’il doit poursuivre, ses seules actions possibles consistant à visionner chaque extrait autant de fois qu’il le souhaite, puis écrire de nouveaux mots pour faire apparaître d’autres propositions de vidéos.
L’unique motivation qui pousse le joueur à naviguer dans ce found footage un peu déroutant se nourrit donc de sa curiosité, d’autant plus que les clips à consulter sont systématiquement incomplets. Dans Her Story, une note informe le joueur que ces vidéos ont été numérisées à partir de bandes endommagées (les enregistrements dateraient des années 1990), justifiant la courte durée des extraits – quelques minutes, parfois même quelques secondes. Ces derniers consistent toujours en un plan fixe, au milieu duquel se tient une jeune femme répondant lors d’un interrogatoire de police à des questions qui ne sont pas incluses dans les enregistrements. Il s’agit de la regarder et de l’écouter, afin de trouver des idées de nouveaux mots à écrire, sésames nécessaires à l’affichage des clips supplémentaires. Avec ces bribes de récits, le joueur retient des noms, des lieux, des dates, soit autant de jalons d’une histoire se construisant autour du mystérieux « meurtre » évoqué au début du jeu. Aucun des événements évoqués par la jeune femme ne sera pourtant visionné, pour la simple raison qu’ils n’ont pas été filmés. Certains passages déterminants ne sont même jamais racontés : il s’agit de les imaginer au détour des mensonges, des silences et des contradictions de l’interrogée, afin de reconstruire la véritable histoire du personnage.
Lorsque le nombre de vidéos consultées permet de considérer que le joueur est en mesure d’avoir reconstitué mentalement l’histoire, une simple question lui est posée, plus ou moins en ces termes : « As-tu compris ce qu’il est passé ? ». Une réponse affirmative déclenche le générique de fin, sans que rien ne vienne altérer sa version des événements. C’est à ce moment que se révèle toute l’originalité de la proposition de Sam Barlow : fondamentale à l’échelle du gameplay, l’interface n’est en rien le cœur véritable de jeu, elle ne sert que d’ouverture vers un terrain bien plus vaste, dans lequel l’imagination du joueur ne connaît aucune limite, à savoir le hors-champ. « Je pense que le jeu vidéo souffre d’un manque de trous. Nous sommes accrochés à la continuité du temps et de l’espace » déclare Sam Barlow à ce propos, avant d’ajouter que « [t]ous les arts touchent leur public en les amenant à utiliser leur propre imagination. La magie du cinéma, c’est le montage. » On peut ainsi résumer une partie de Her Story de cette manière : chaque plan constitue une prison dont le joueur doit parvenir à s’échapper par un exercice de « montage mental » . Au fil de la reconstruction chronologique des événements et du travail d’imagination déployé pour combler les fameux « trous », un « film interactif » prend forme. Sauf qu’à la différence des autres jeux en FMV, il existe autant de versions de ce film qu’il existe de joueurs.
De l’autre côté du miroir
Au-delà de son interface comparable à celle de Her Story, Telling Lies bouleverse totalement la formule de son prédécesseur par le contenu vidéo qu’il propose. La base de données permet ici de consulter des extraits de conversations effectuées sur Skype ou WhatsApp. Celles-ci impliquent toujours un personnage central, dont l’identité est inconnue au début du jeu mais dont on découvre rapidement qu’il est un agent de la NSA infiltré. Au fil de ses recherches, le joueur consulte les appels passés à son supérieur, mais aussi ceux passés à sa famille, ainsi qu’à d’autres personnes qu’il conviendra d’identifier. La principale différence avec Her Story tient donc à ce que les vidéos sont filmées dans des décors différents et mettent en scène plusieurs personnages. La particularité du dispositif, et non des moindres, consiste toutefois en l’impossibilité pour le joueur de visionner simultanément les deux parties d’une même conversation. Il s’agit alors d’imaginer (ou se souvenir) ce qui est dit « de l’autre côté » de l’écran, tout particulièrement lorsque l’on se confronte à de longs plans silencieux durant lesquels des personnages écoutent et réagissent à des paroles que le joueur n’entend pas, sans jamais rien répondre.
Le joueur navigue au sein de ces échanges incomplets, tentant d’imaginer ce qu’il se passe à l’autre bout du fil, écoutant le plus souvent ce qui est dit sans savoir à qui ces paroles se destinent. Telling Lies constitue en cela une proposition encore plus ambitieuse que Her Story en ce qui concerne l’écriture d’une intrigue policière. Selon l’ordre dans lequel le joueur consulte les vidéos, une suite de conversations avec un même interlocuteur peut se déployer sans lien apparent, dans un premier temps du moins, avec l’intrigue principale. L’expérience s’avère extrêmement troublante, puisqu’elle produit de puissants retournements de situation par rapport aux théories que le joueur avait pu échafauder auparavant. Des paroles a priori inintéressantes peuvent par exemple changer totalement de statut au moment où le joueur découvre qu’il s’agissait d’un tissu de mensonges (et ce d’autant plus s’il avait bâti sa compréhension de l’intrigue sur cette « vérité », après avoir eu accès à ces propos en début de partie). Il n’est pas rare de se perdre, d’errer, de s’accrocher à un indice pour l’abandonner plus tard, voire de regarder les échanges avec un seul et même personnage auquel on se serait attaché. Là encore, les parties diffèrent en fonction de l’ordre dans lequel les vidéos sont parcourues : selon le degré de compréhension des joueurs, des situations d’ironie dramatique peuvent naître pour certains, et pas pour d’autres. C’est sur la base de leur propre imagination, en fonction de leurs idées et désirs de recherches, que les joueurs façonnent eux-mêmes leurs surprises et les moments d’émotion les plus poignants de Telling Lies.
Champ(s) et hors-champ(s)
Affirmer que le système ludique de Telling Lies serait textuel et oral, puisque reposant sur la parole des personnages, reviendrait toutefois à nier l’une de ses particularités fondamentales : la nature filmique de son contenu vidéo. La captation photographique des visages se justifie ici pleinement, d’autant plus que la direction d’acteurs est incomparable avec ce qui avait pu être fait dans les précédents jeux en FMV. Les comédiens parviennent à restituer brillamment ce langage particulier qui naît des conversations vidéo, entre maîtrise et improvisation, constitué de cette myriade d’indices corporels que l’on lance inconsciemment, selon que l’on se tient assis ou debout, au plus près ou non de la caméra… C’est ainsi que des changements brusques de postures laissent deviner une blessure provoquée par des paroles que le joueur n’est pas en mesure d’entendre, ou qu’un regard jeté hors-champ vient bouleverser l’intimité d’un échange en indiquant l’éventuelle présence d’une tierce personne dans la pièce.
Étrange position dans laquelle se trouve donc le joueur, suivant les échanges de personnages fictionnels utilisant les codes véritables de la conversation vidéo (qui n’ont d’ailleurs jamais été aussi bien restitués, jusque dans leur texture graphique si particulière, à l’exception du film d’horreur Unfriended). Témoin d’enregistrements qui ne lui seraient aucunement destinés s’ils étaient produits par des personnes réelles, le joueur fait face à des images « qui ne sont pas faites pour être regardées », en tous cas par quelqu’un d’autre que les interlocuteurs eux-mêmes. Les ouvrir équivaut à pénétrer au sein d’un récit de soi sans y être invité, sentiment qui ne serait pas aussi puissant si les personnages étaient faits de polygones. Tandis que se succèdent des échanges privés, voire intimes, la posture de l’enquêteur s’efface au profit de celle du voyeur. Pris sous cet angle, ce sont bien ces nouveaux formats vidéo qui constituent le sujet même du jeu, en tant qu’objet privés présentant le risque d’être partagés sur internet. En survolant librement ces heures de conversation, le joueur est en somme amené à faire l’expérience d’une certaine omniscience. Mais à l’instar du personnage principal, c’est bien ce qu’il ne peut pas voir qui va constituer le cœur de ses obsessions.
« Like a dreamer who dreams, and lives inside the dream »
Décrits de cette manière, on constate à quel point les jeux de Sam Barlow sont traversés des mêmes hantises que le cinéma de Brian De Palma. Il y est question de paranoïa, de manipulation par l’image, de séduction, de perte de contrôle, de trouble de la personnalité et de dédoublement. Dans ses derniers films, De Palma développe l’idée que les contenus vidéo, désormais issus d’innombrables sources, peuvent s’interpréter différemment selon leur contexte de visionnage (contexte qui comprend l’environnement culturel du spectateur). Dans Redacted, il met en scène cette idée par un effroyable plan de mutilation d’un soldat américain qui, après avoir été montré plein cadre, était intégré sur la page d’un site islamiste en tant qu’objet de réjouissance pour un spectateur situé hors champ. Éloignés de l’expérience collective de la salle de cinéma, et même de la lecture guidée (voire contrainte) qui s’est imposée dans les formats télévisuels, nous serions de plus en plus souvent esseulés face à la circulation d’images qui ont, pour beaucoup d’entre elles, échappé à ceux qui les ont produites. « On ne sait jamais ce que l’on filme » disait Chris Marker dans Le fond de l’air est rouge, alors qu’il reconsidérait l’intérêt d’un plan à la lumière des événements historiques qui survinrent entre le moment du tournage et celui du dérushage. Il ne savait pas à quel point cette phrase prédisait quelque part l’avenir des images : ces fragments visionnés les uns à la suite des autres en fonction des recherches effectuées par les internautes, sans hiérarchisation ni mise en contexte. On pourrait ainsi répliquer à Chris Marker que, sauf à prendre de grandes précautions, on ne sait pas non plus ce que l’on voit.
Barlow intègre pleinement le trouble de cette expérience solitaire face aux images, au point d’en faire le cœur du dénouement de ses deux jeux. La dernière révélation de Her Story revient en effet à découvrir l’individu qui se trouvait depuis le début devant cet ordinateur, avec pour effet immédiat d’inviter le joueur à se décentrer pour épouser la subjectivité de ce personnage intermédiaire. En d’autres termes, il s’agit de se remémorer ce qui a été vu en imaginant les émotions d’un autre spectateur. On peut alors repenser à une surimpression de Twin Peaks : The Return, qui elle aussi remettait en cause la nature des images qu’elle recouvrait. « Who is the dreamer ? » demandait le personnage de Monica Bellucci, confrontant le spectateur par l’entremise d’un regard caméra. Si David Lynch n’a cessé de travailler les liens entre le cinéma et le rêve, il a mis en scène avec Twin Peaks cette idée d’un songe partagé entre spectateurs et personnages (le créateur servant de passeur). En nous plongeant dans les histoires entremêlées de Telling Lies, peuplées de personnages qui rêvent et fantasment les autres plus qu’ils ne les rencontrent en réalité, Barlow nous invite à évaluer l’infinie diversité des interprétations qu’offrent les images, et les solitudes auxquelles elles nous renvoient. Certaines allusions, laissées en suspens après le générique de fin, font d’ailleurs de Telling Lies un jeu qui continue de nous hanter après sa conclusion. Par cette attention portée au hors-champ, Barlow est parvenu à introduire dans le jeu vidéo cette opacité propre à l’image filmée, empreinte de l’impossibilité de tout contrôler, de tout voir. Cette belle expérimentation vidéoludique se poursuivra à n’en pas douter avec son prochain projet, Immortality, auquel participe notamment Barry Gifford, auteur du roman Sailor et Lula et co-scénariste de Lost Highway. De quoi être impatient, tant la voie ouverte par Sam Barlow semble se dessiner sous nos yeux, sans que l’on sache précisément où elle pourra nous mener.